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— Alors ? demanda-t-il, tandis que j’arrangeais la doublure déchirée de mon veston, quel est ton état d’âme ?

— Excellent, répondis-je, je suis en pleine forme. Il y a longtemps que je ne m’étais pas senti aussi bien. J’irais au bout du monde à pied.

— Il ne s’agit pas d’aller si loin. On va passer devant la sentinelle, d’ici un kilomètre, et va falloir jouer une comédie drôlement vraisemblable.

— T’en fais pas, répondis-je, je suis guéri de ma fatigue. Cette histoire-là m’a regonflé, c’est à peine croyable. Quand je pense qu’un salopard est en train de payer l’addition à notre place, moi, je trouve ça marrant. Ça m’a rendu confiance. Y a un Bon Dieu.

— D’autant plus, estima Bams, que c’est un appui sérieux, la maréchaussée, surtout auprès des Allemands. Ces mecs-là, tout ce qui est uniforme, ça les impressionne. Ils trouvent que ça fait sérieux. Ils ont ça dans le sang. Je ne sais pas si tu te rends compte ce que ça peut valoir, comme alibi, le faux témoignage d’un type assermenté.

— Et comment que je m’en rends compte. Il y a un truc que je regrette quand même, c’est ne pas pouvoir assister à la leçon de swing que le garde-barrière va déguster. Il voulait nous faire tomber, le salaud, et maintenant, c’est lui qui est dans le bain. Et quel bain ! Il n’en sortira pas blanc, de toute manière. Son avenir est brisé. Je voudrais voir aussi la tête de son chef de centaine, à qui il servait probablement d’indicateur, lorsqu’il va apprendre ça. Enfin, ça fait un pourri de moins.

On marchait paisiblement sur la route ravagée, qui avait été autrefois le chemin des vacances et du plaisir, et qui n’était plus maintenant qu’un sentier bordé de ronces, comme on dit à l’église. Le bitume avait foutu le camp en maints endroits, laissant voir les cailloux de l’ancienne route. Ça faisait pauvre et désastreux.

De loin en loin, les boches avaient creusé des trous pour y coller, le cas échéant, des mines antichars. L’herbe maigre de l’hiver envahissait les fossés. Les vignes tendaient leurs griffes tordues vers le ciel. Et là-dessus il y avait le soleil brutal du Midi, l’odeur de l’eau et du sable. Si bien que les Allemands, là-dedans, ils paraissaient invraisemblables, déplacés, anachroniques. Pour l’instant, du reste, il n’y en avait pas en vue, ce qui fait que j’avais l’impression que la guerre n’existait pas et que je me baladais tranquillement, histoire de prendre l’air et de ramasser quelques asperges sauvages.

Lorsque je vis, au bout du chemin, les barbelés et le pauvre con d’en face qui montait la garde, j’eus l’impression de m’éveiller et d’abandonner un rêve rose. Tout aurait été si bien ! Mais évidemment, il y avait les Chleuhs. Et on commençait à avoir la malsaine impression qu’ils étaient là, cramponnés pour de bon, et que, pour les faire démarrer, ça serait plutôt duraille.

Bams ne s’était pas trompé. La sentinelle ne fit pas la moindre histoire. On lui expliqua, moitié français, moitié petit nègre, qu’on venait là pour chercher du boulot. S’il y comprit quelque chose c’est qu’alors, vraiment, c’était un drôle de caïd. Mais il écarta son flingue et nous fit signe de passer. Peut-être qu’il avait l’habitude, peut-être aussi qu’il s’en foutait. C’était dans le domaine du possible. Après tout, ils n’étaient pas tous complètement abrutis.

— Ça y est, dit Bams, lorsqu’on fut introduit dans la place forte et qu’on commença à déambuler, sans trop savoir que foutre, sous les ombrages des pins, comme des gens riches qui passent leurs vacances dans des endroits chics et qui s’y font voir.

— Le plus dur est passé, dis-je en bourrant la fameuse pipe que je n’avais pas fumée depuis le maquis avec une cigarette dépiautée. Mais on n’a pas fini le bal. Maintenant, le boulot sérieux commence. Faut cravater les plans, ou alors, s’en procurer une copie. Et quelque chose me dit que ça va être encore une drôle d’histoire.

— Ça ne nous changera pas beaucoup, ricana mon pote. J’en suis arrivé à un tel point que je ne pense plus qu’à ça. C’est pas dur, j’en rêve. Ça fait au moins un mois que je n’ai pas regardé les fesses d’une fille, dans la rue. Elles se baladeraient à poil, je crois que ça ne me ferait pas plus d’effet.

— C’est sans doute, répondis-je, que tu serres les tiennes.

— Ça, tu peux le dire. J’ai l’impression que si je faisais l’amour et qu’au moment psychologique j’entende du bruit dans le couloir, je m’arracherais de la poupée pour sauter sur ma canardière. C’est te dire. Et si tu veux en croire mes intuitions, je pense que cette fois nous sommes frits. Quelque chose me dit qu’on ne verra pas la fin de la guerre.

— Ne me fais pas marrer, avec tes prédictions à l’encre de Chine. On s’en sortira très bien. Qu’est-ce que tu dirais, alors, si tu étais sur le front d’Italie, avec les soldats de Leclerc ?

— Ce ne serait pas pareil. Je serais prêt, à ce moment-là, à saigner Mussolini lui-même. J’aurais pas cette impression d’illégalité que j’ai en ce moment — et surtout de solitude.

— En somme, ce qu’il te faut, avant d’assassiner quelqu’un, c’est des garanties ? Faut que ton coup de rasoir soit toléré par la loi ?

— C’est quelque chose comme ça.

— Ah ! ne m’embête pas avec tes états d’âme ! Tâche plutôt de savoir où on peut s’embaucher, histoire d’avoir au moins une couverture.

Au milieu du parc, sous les ombrages, une baraque construite par les Allemands saupoudrait le ciel trop bleu de fumée noire. La porte s’ouvrit et un type sortit avec un casse-croûte qu’il dévorait comme si, pendant les dix jours précédents, il s’était transformé en fakir jeûneur. En outre, il portait un kil de rouge sous le bras.

— Ça, dit Bams, c’est une cantine ou je ne m’y connais pas. J’ai envie d’aller y faire un tour. C’est bien le diable si je ne rencontre pas là un mec qui me rencarde sur les activités du pays.

— Riche idée, répondis-je. Et, si tu le veux, je te retrouverai là. Moi, j’ai plutôt envie d’aller voir comment ça se passe vers le nombril du monde, c’est-à-dire le P.C. allemand.

— Comme tu veux, mon fils. Mais tâche de faire gaffe.

— N’aie pas peur. Moi non plus, depuis quelque temps, je n’ai pas eu le temps de penser aux filles, mais je ne sais pas si c’est le printemps, je commence à tenir sérieusement à ma peau. Après tout, Consuelo, elle est pas si mal que ça, hein ?

— Je crois bien, répondit mon pote avec enthousiasme. J’en ferais mes dimanches.

— Quant à Hermine, c’est un fantôme, maintenant. Qu’est-ce que tu veux faire d’un fantôme ? Tu peux quand même pas l’allonger sur un plumard, ou alors c’est que tu as trop d’imagination.

Bams me regarda avec inquiétude. Je savais que mes traits s’étaient crispés et que j’avais le visage amer du mec à qui on aurait servi un Fernet-Branca alors qu’il s’apprêtait à déguster du triple sec.

— Qu’est-ce qui te prend ? dit mon pote. Tu te lances dans le romantisme ?

— Fous-moi la paix ! répliquai-je aussi sec. Et parlons d’autre chose. Je te retrouverai ici dans une heure environ. Maintenant, si tu me vois cavaler avec les Chleuhs aux trousses, fais comme si tu ne me connaissais pas. Si des fois — ça peut arriver — j’étais crevé et si on vient te demander si tu me connais et qu’est-ce que tu foutais avec moi, nie toujours. Faut toujours nier, c’est un truc que la Police Judiciaire m’a appris, dans mon jeune temps. Tout ce qu’on risque, c’est une avoine. Alors, tiens le coup, parce qu’après tu t’en sors dix fois mieux. Tu me connais ? Monsieur, je ne suis pas celle que vous croyez, etc. Si on nous met face à face, c’est pas dur, tu m’as jamais tant vu.