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— Et alors ? fit Bams avec un regard inquiet. Tu perds les pédales, non ? T’es cafardeux, c’est incroyable.

— C’est ta faute. Tu m’as filé le bourdon avec toutes tes théories.

— Ne fais pas le farfelu, dit le Catalan. Pense que tu n’es pas seul. Pense aux plans. Et pense aussi que s’il t’arrive une salade ce ne sera pas en solo. Parce que, moi, je vole dans les plumes de n’importe qui. Et puis j’espère bien que tu ne vas pas leur casser la porte, aux Fridolins ? Ça ne servirait à rien.

— Je ne suis pas complètement sinock, dis-je.

— D’ailleurs, on a quand même le temps. C’est pas la peine de casser les glaces et de se brûler.

— O.K., dis-je, auf wiedersehen.

Ce qui faisait très Europe Nouvelle.

Et je repris ma route, seul. Je savais où se trouvait la Kommandantur. Je l’avais repérée, quelques heures avant, lorsque nous avions quitté la plage. C’était une grande villa rouge au bord du chemin. Avec un Chleuh devant, bien entendu. Mais il n’y en avait pas derrière et c’est là-dessus que je comptais.

Pour l’instant, d’ailleurs, je n’avais pas grand-chose à faire, sauf à réfléchir. Parce que c’est très joli d’avoir l’intention de faucher des plans, mais encore faut-il savoir comment s’y prendre.

Et juste comme je venais de passer le court de tennis que des gens optimistes avaient autrefois installé sous les arbres, j’entendis un clairon qui avait l’air de perdre le sens de la musique. On aurait dit que le gars était saoul ou alors qu’il ne savait plus très bien moduler ses notes. Malgré que ce soit plutôt mauvais, je reconnus l’air. C’était l’alerte.

Je levai la tête. Très haut, un groupe d’une vingtaine d’avions tournait au-dessus du bled.

Tout à coup, l’un d’eux piqua du nez, avec un sifflement. Et le bruit de la mitrailleuse emplit le ciel tranquille.

CHAPITRE 19

Ça, je savais ce que c’était. C’était un coup à prendre des bastos en pleine poire, ou je ne connaissais plus rien des lois de la guerre.

Effectivement, les vingt-cinq ou trente appareils virèrent sur l’aile et suivirent la trajectoire du chef d’escadrille. C’était le moment de mettre les adjas, parce que les bombardements, merci beaucoup, c’est des trucs comme la Loterie Nationale, on s’en tire ou ne s’en tire pas, on n’a aucune défense. On est pris dans un enfer de feu, de ferraille et de plâtras comme une bille dans une machine à sous.

Je pris le pas de course et tâchai de gagner un coin moins exposé. Ce qu’il y a de vache, dans ce genre de truc, c’est qu’on a toujours l’impression qu’on va recevoir l’avion sur la tronche de plein fouet. En n’importe quel endroit qu’on se trouve on le voit descendre sur soi.

Sans parler, bien entendu, du bruit charmant que fait une mitrailleuse qui tousse.

Le clairon, pas possible, il devait avoir une maladie de cœur, car il s’arrêta net au milieu de sa mélopée. Peut-être bien, aussi, qu’une balle lui avait coupé le sifflet.

En tout cas, les boches, ils avaient perdu leur morgue. Ils cavalaient partout, comme des rats dont un chat aurait découvert le nid. Et fallait les voir dégringoler dans les tranchées à pare-éclats ou plonger dans des plat-ventre qu’un joueur de rugby n’aurait pas désavoués.

Les avions firent une boucle et revinrent sur le patelin. Ils luisaient doucement dans le soleil de février. Ils étaient tellement bas, maintenant, qu’on pouvait distinguer l’étoile sur leur empennage.

C’étaient des Amerlocks, ça, ou alors je ne m’appelais plus Maurice. Et les Amerlocks, je les connais, c’est des terreurs. Quand ils passent quelque part, ils démolissent tout. Et, sauf erreur, ça commençait à camphrer, des branches de pins tombaient avec fracas, cassées par les balles, et les tuiles des villas éclataient comme des pétards. Ça promettait de la joie.

Je finis par trouver un fossé et je m’allongeai dedans. Ça ne me donnait pas l’impression d’être davantage en sécurité, mais fallait être raisonnable, et ne pas se balader, la pipe au bec, dans un coin où les pruneaux descendaient comme confettis en carnaval.

— Alarm ! cria quelqu’un, alarm !

Il passa près de moi comme une flèche, le Chleuh, puis s’arrêta net, fit un tour de valse et dégringola en vomissant le sang. Raide. Ratatiné.

La rafale dessina une ligne droite sur le court de tennis. Et au même instant les canons commencèrent à cracher. Un boucan infernal emplit le ciel. On aurait dit que les étoiles elles-mêmes s’en mêlaient et fonçaient sur la terre. Tout ça sentait furieusement l’apocalypse. Tout partait en couille, parole.

Lorsque la vague de chasseurs fut passée, je relevai la tête. Devant la cantine où Bams était entré, un camion était arrêté. Les types qui le conduisaient, apparemment qu’ils en avaient vu d’autres ou qu’une diseuse de bonne aventure leur avait prédit qu’ils vivraient jusqu’à cent ans, car pour ce qui est de se casser la tête, ils ne se la cassaient pas. Ils continuaient à décharger leurs caisses de bouteilles. Et c’est ça, sans doute qui leur porta malheur, car, faut bien reconnaître que les gars qui étaient en haut, ils ne pouvaient pas savoir qu’il s’agissait de bouteilles. En principe, quand dans une organisation militaire on colle des caisses dans un baraquement, c’est rarement de la boustifaille, faut pas gâter le troufion. Par contre, pour ce qui est des dragées et des armes blanches, y a pas d’économies.

Les Amerlocks là-haut, qui connaissaient les boches et leur mentalité de chair à saucisse, s’imaginèrent sans doute que c’étaient des munitions. Au deuxième tour de scrutin, le premier avion vira sur l’aile et, en avant, il entama le badaboum. Il passa au ras du toit de la cambuse et se mit à la sucrer. Et cette fois, pardon, ce n’était plus seulement la mitrailleuse qui crachait, c’était aussi le canon de 37.

Il passa comme une tornade, suivi de toute son équipe. Sa rafale commença à tracer dans le toit de bois une ligne semblable à un coup de scalpel.

Et quand les autres furent passés, la baraque commença à vaciller, et trois ou quatre types sortirent en courant. Ils avaient l’air hagard du mec qui aurait avalé par inadvertance une lampe à pétrole. Et pas de Bams là-dedans. Ça commençait à sentir le brûlé. Je me marrais un peu de cette histoire, mais ce qui me chatouillait quand même, c’est que mon pote était dans cet enfer.

Je me relevai et essayai de voir mieux, à travers la fumée et la poussière, juste pour apercevoir les avions qui revenaient. Apparemment qu’ils avaient pris goût à la mayonnaise et qu’ils ne tenaient pas à la rater. Et, pardi, ils descendirent de nouveau, comme des éclairs et recommencèrent le poivrage.

Ce coup-ci, la baraque dégringola pour de bon. Elle s’écroula comme une bouchée à la reine mal cuite, sauf que ça fit un peu plus de pétard et que la poussière monta jusqu’au ciel. Le vent, heureusement, dispersa tout ça en moins de deux.

Au même instant, j’entendis un sifflement aigu et je replongeai parce que ça, je savais ce que ça signifiait. Ça, c’était la batterie antiaérienne qui essayait de s’offrir un oiseau. Malheureusement pour les Chleuhs, l’obus éclata à la cime des pins, si près que j’entendis passer les éclats et que l’un d’eux vint faucher un arbrisseau, droit au-dessus de ma tête. Je dois dire qu’on a beau être gonflé, ces trucs-là, ça vous coupe un peu vos envies de caresser les filles.

Je sautai quand même aussitôt parce que j’étais vachement inquiet en ce qui concernait Bams. Dans un truc comme ça, il n’avait pas de défense. C’est pas son couteau qui pouvait le tirer de là.