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Alors, si des fois ça tournait vraiment au vinaigre, évidemment qu’on ferait tout pour mettre les voiles, Bams et moi. On était déjà passés dans de plus sales coins. Mais avec cette fille accrochée à nous, je me demande comment qu’on s’y prendrait. Après tout, on n’était pas en week-end.

Et on ne pouvait pas, non plus, l’abandonner à son triste sort si on se montrait un peu avec elle. Parce que les Allemands ils fusillent n’importe qui pour n’importe quoi, mâles, femelles, tantouzes et gouines.

— Le mieux que tu aies à faire, c’est de te tailler d’ici, Consuelo, répétai-je, l’air de la mer n’est pas bon pour ta santé.

— Fiche-moi la paix, dit-elle d’un air las. J’y suis, j’y reste. Et je te le répète, je peux te rendre de drôles de services pour les plans.

— Ne me parle pas de ce bidule, j’en suis malade. Je n’ai aucune idée de la manière dont je vais les relever.

— Je l’ai, moi.

— Tu rigoles ?

— Non, dit-elle, regarde bien ce que je vais te faire voir et tâche de faire fonctionner ta matière grise qui me semble plutôt rouillée.

On était arrivés dans une espèce de clairière. Une villa nous tournait le dos. Dans un petit appentis il y avait un vélo mixte. Consuelo ouvrit la sacoche à outils. Un superbe Leica reposait sur son lit de flanelle.

Je fis un saut comme si j’avais reçu une décharge électrique.

— Mais tu es complètement fondue, ma petite chatte ! m’écriai-je. Pourquoi tu ne viens pas ici avec une caméra ? Ce serait plus simple et tout aussi discret. Tu sais plus que c’est interdit, ces trucs-là ? Si jamais ils te pincent avec un machin comme ça, il n’y aura pas de nationalité espagnole qui tienne, crois-moi. Ils te boucleront en moins deux.

— Il est chargé, dit-elle.

— En plus ? Hé ben, mon vieux !

— Il est tout petit, tu vois, c’est très commode. On peut dissimuler ça n’importe où.

— Et qu’est-ce que tu veux que ça me foute ?

La môme haussa les épaules, agacée.

— Cesse de me prendre pour une gourde et écoute-moi un peu. Je sais comment il faut s’y prendre pour avoir les documents sans se faire épingler et de telle manière qu’ils soient dans notre poche sans qu’ils aient quitté leur coffre-fort.

— Oh ! j’ai compris, dis-je. C’est élémentaire. Tu veux les photographier. Seulement y a un hic, et un hic gros comme ça. C’est qu’avant de faire les jolis cœurs derrière un objectif, faudrait d’abord essayer d’ouvrir le coffre et d’avoir la came.

La fille referma la porte de l’appentis et me regarda en rigolant, les poings sur les hanches.

— Et c’est ici que, grâce à moi, quoi que tu en dises, on va commencer à rigoler.

C’est marrant ce que le maquis avait mûri cette gosse. J’avais quitté une enfant, je retrouvais une femme. Et une chouette, avec des talents de société plutôt curieux.

CHAPITRE 22

L’Oberleutnant Hermann Fischer était un gros type lymphatique qui n’aimait pas la guerre. Il lui préférait le cognac, les belles filles et la choucroute bien garnie. C’est pour ça qu’il adorait la France, bien qu’il ne puisse pas encadrer les Français. Il goûtait aussi la musique et connaissait par cœur la plupart des poèmes de Rainer Maria Rilke et de Henrich Heine. Et pourtant, Heine était juif. Il trouvait ça dommage que Heine ait été juif. Mais il aimait mieux, malgré tout, Heine, juif, qu’un peigne-cul parfaitement aryen. Ce qui prouve qu’il était quand même moins con que les autres boches.

Maintenant, il était assis dans un fauteuil confortable qui ne lui appartenait pas, comme tout ce qui se trouvait dans cette somptueuse villa dans laquelle il s’était installé d’autorité. Mais, au début, ça manquait un peu de mobilier. Celui d’origine avait été pillé par les oberleutnants des compagnies qui avaient précédé la sienne dans le secteur. Aussi, en arrivant, il avait pris une corvée de quatre hommes et lui avait ordonné d’aller à son tour faucher dans d’autres villas ce qu’elle trouverait de plus beau et de plus confortable. De ce fait, le mobilier, au demeurant assez luxueux, faisait très disparate.

Dehors, le vent hurlait et la pluie battait les volets de bois. Au loin, on entendait le grondement titanesque de la mer. C’était la nuit. Une de ces sales nuits de tempête qui vous donnent une idée approximative de ce que ça doit être, un début d’apocalypse.

L’éclairage était maigre, mal réparti et, malgré le feu qui brûlait dans la cheminée d’angle — le sapin d’une table de cuisine —, il faisait presque froid. En tout cas, on avait cette impression. Ça venait peut-être de cet entassement hétéroclite et de cet air provisoire qu’ont tous les cantonnements d’officiers en campagne, à n’importe quelle nation qu’ils appartiennent. On dirait toujours qu’ils sont prêts à foutre le camp en vitesse.

Vraiment, ici, ça sentait la guerre, ce soir. Et moi, j’avais l’impression de jouer dans un film d’espionnage. Ça paraissait tellement factice qu’on aurait dit un décor. Tout y était : l’atmosphère inquiétante, la splendide poupée qui fait tourner la tête à l’officier impeccable et celui-ci, classique, vautré dans son fauteuil, le cigare au bec, le cognac sur la table à côté — et déjà noir, comme de bien entendu.

En fond de tableau, le vent qui cavalait sur la campagne morne et ce type en canadienne, avec sa sale gueule, son Luger planqué dans la ceinture et une cigarette aux lèvres. Silencieux, figé dans son inquiétude, laissant la fumée glisser le long de son visage et lui fermer un œil : Maurice Delbar, un peu agent secret, un peu truand. Un mec sans beaucoup de scrupules et qui avait, on ne sait pas pourquoi, le don de se fourrer dans des situations telles qu’il en avait perdu tous ses scrupules, petit à petit. Le genre de gars qui ne s’adapte qu’aux périodes exceptionnelles durant lesquelles la peau d’un homme vaut quelquefois moins que le prix de la lettre de faire-part.

Tout le monde la bouclait. Chacun suivait son rêve, bercé par les sifflements du mistral. J’avais le temps. Ce mec-là, je l’avais à ma pogne. Il perdrait les pédales avant moi, malgré la fatigue qui m’écrasait. Je ne sais si c’est la surexcitation, je n’avais pas sommeil, quoique moulu comme si je sortais d’un passage à tabac. J’avais, au contraire, une étrange impression d’euphorie. Tout cela me paraissait factice, aisé, pas dangereux…

J’attendais.

Consuelo était debout au fond de la pièce, adossée à la cheminée, en train de se chauffer les fesses. Comme toujours, elle fumait un petit cigare noir, les yeux mi-clos, hiératique, dans sa jupe collante comme une tulipe noire.

L’oberleutnant Hermann Fischer, lui, prenait consciencieusement sa cuite quotidienne. Il remplit trois verres, en tendit un à Consuelo avec un geste sec de courtoisie, me passa l’autre et se cogna le troisième, cul sec, avec un claquement de langue. Puis il se carra plus profondément dans son fauteuil.

— Mein Haus ist das letzte Haus im der Welt… murmura-t-il. Ça, c’est du Rilke. Un grand poète, Rilke, peut-être le plus grand poète allemand du siècle… « Ma maison est la dernière maison du monde… » Si vous compreniez l’allemand, toutes les nuances de l’allemand et à quel point cette langue qui crie des ordres peut être, quand on le veut, douce, tendre et romanesque.