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Douce, tendre et romanesque ! Je pensais à Jimmy, étendu mort dans le ruisseau, aux fusillés, aux pendus, aux villages incendiés, aux femmes enceintes ouvertes à coups de baïonnette, à la gueule des zigues qui sortaient des pattes de la Gestapo, après qu’on leur eut demandé « quelques renseignements ». Ça, c’était doux, tendre et romanesque.

Mais l’oberleutnant Fischer, je l’ai dit, n’aimait pas la guerre. En temps de paix, il était professeur de lettres à Baden-Baden, une ville chic où toute l’aristocratie boche allait prendre les eaux. L’été, il passait ses vacances au Tyrol. À cette époque, il portait une culotte courte en cuir souple et un chapeau vert orné du blaireau, ce qui le faisait ressembler à Gœring lorsqu’il se mettait à jouer les pitres.

Herr Doktor Fischer n’était pas un mauvais gars. Il était allemand, voilà. En qualité d’Allemand, il avait le respect de son gouvernement et des militaires, quels qu’ils soient. C’est ça qui avait conduit ce paisible universitaire au grade d’oberleutnant de réserve.

Il avait trois gosses, là-bas, et il aimait bien sa femme. Il aimait aussi la France, d’ailleurs. C’est fou, au demeurant, ce qu’ils pouvaient être amoureux de nous, les Frizés qui occupaient le pays. Ils en parlaient la gueule enfarinée.

Le Doktor Fischer avait-il fait la campagne de France ? Non, non ! pensez-vous ! Le doktor Fischer n’avait pas fait la campagne de France. Il était resté en Allemagne, tout ce temps-là. Par contre, il s’était tapé la Russie, ça oui, et qu’est-ce qu’il avait vu là-bas, comme fumiers qui ne voulaient pas qu’une nation étrangère vienne les civiliser et qui tenaient essentiellement à ce qu’on leur foute la paix chez eux.

Herr Doktor Fischer hochait tristement la tête. Ces gens-là n’étaient pas raisonnables. Ils se refusaient obstinément à accepter les avantages qu’une occupation allemande pouvait leur procurer. Ils ne voulaient pas entendre parler des bienfaits que les nazis, généreusement, leur apportaient. Des voyous je vous dis, et des sauvages.

Moi, il commençait sérieusement à me casser les pieds, l’oberleutnant, avec son baratin, et je me demandais même à quel point ce n’était pas prémédité. Ça faisait trois plombes qu’il me tenait le pied et on en était à la deuxième bouteille de cognac.

Peu à peu, l’atmosphère commençait à s’épaissir. J’avais presque claqué deux paquets de gauloises et lui, les cigares qu’il avait fumés, je ne les comptais plus. On vivait dans un brouillard de tabac, si bien que la silhouette de Consuelo, toujours debout, et toujours muette, commençait à s’estomper. Et pas moyen d’ouvrir la fenêtre, because les avions.

On aurait été seuls dans la baraque, je crois que j’aurais fini par faire des conneries. Heureusement que l’ordonnance, qui ronflait dans la pièce à côté, était là pour me forcer à garder mon équilibre. Sans ça, je serais passé par-derrière et j’aurais mis un tel coup de crosse sur la nuque grasse de l’Herr Doktor qu’il ne se serait pas réveillé de vingt-quatre heures.

— Et vous ? qu’il me dit, vous êtes marié ?

— Non.

— Vous avez des projets ?

J’hésitai un peu et regardai Consuelo. Celle-là, si je voulais la garder dans ma manche, fallait pas faire de blagues. Je connais ce genre de pucelles, si elles s’aperçoivent qu’au point de vue sentimental on se fout d’elles, c’est incroyable le nombre de vacheries qu’elles peuvent vous faire.

— Oui, dis-je en souriant à la môme, j’ai des projets.

Malgré la fumée, je vis quelque chose briller dans les yeux de la gitane. J’avais drôlement bien fait d’envoyer cette vanne. Sans ça, je me demande comment ça aurait pu tourner.

Et l’autre acrobate, qui n’avait rien vu de mon coup d’œil, de me parler de la famille, des satisfactions de la famille, des avantages du travail et des devoirs envers la patrie. Il était lancé. À l’entendre, on comprenait tellement que ces mecs, qui crevaient de faim chez eux parce qu’ils étaient trop nombreux pour que leur pays les fasse vivre, considéraient la fabrication de chair humaine comme un devoir national. En somme, tirer un coup avec une fille jusqu’à ce qu’on lui ait mis le ventre comme un ballon de rugby, devenait presque un travail obligatoire. Quoi qu’il arrive, ça ferait toujours un contribuable, un esclave ou un soldat en plus…

*

En somme, malgré tout, jusqu’à présent, ça s’était bien passé. Et je dois dire que j’avais eu une sacrée veine de mettre la main sur Consuelo. C’est elle qui nous avait tirés du pastis. Quand elle avait surgi, on en était à hésiter avant de passer à l’attaque. On était partis d’un tel mauvais pied qu’on aurait peut-être fini par se faire alpaguer avant d’avoir rien pu faire.

Le plan qu’elle nous avait exposé comprenait pas mal de risques, évidemment, mais qu’est-ce qui n’en comporte pas ? Et, au moins, il présentait l’avantage d’être extrêmement simple, ce qui est toujours une garantie de demi-sécurité. La difficulté essentielle était, en effet, de s’introduire dans la place, sous un prétexte quelconque.

— Voilà, avait dit la môme, je sais où se trouvent les plans que tu cherches. Ils sont dans le bureau de l’oberleutnant Fischer, bouclés dans un coffre-fort qu’ils ont piqué le diable seul sait où.

— C’est tout ce que tu as, comme information ? Ça ne nous avance guère.

— Si, beaucoup, au contraire. Parce qu’il faut te dire que Fischer est amoureux de moi. Chaque fois qu’il me rencontre ou qu’il vient au bureau du commandant, il me fait les yeux de merlan frit. C’est une vieille baderne, je suis sûre que je le ferais marcher comme je voudrais…

On a beau se dire qu’on n’a pas le béguin pour une fille on a toujours un sens de l’exclusivité. Quelque chose me pinça le cœur.

— Tu ne vas pas me dire, tout de même, que tu as déjà couché avec lui.

Elle rejeta sa tête, avec colère, et me regarda méprisante, la lèvre boudeuse.

— Pour qui me prends-tu ?

Ça me rassura un bon coup.

— Et tu ne vas pas me dire, non plus, que tu as l’intention de le faire pour mettre la main sur les plans ? Parce que ça, je ne le tolérerai pas. D’ailleurs, ça ne se passe qu’au cinéma.

— Non, dit-elle. Mais j’ai une combine meilleure que ça. Je peux te faire entrer dans la maison.

— Ça, c’est déjà plus raisonnable.

— Je peux te présenter à lui comme mon frère d’un deuxième lit. Il va marcher comme un seul homme. On pourra passer la soirée chez lui. Il sera charmé.

Bams siffla doucement.

— Ça, c’est au poil, dit-il. Et pendant ce temps je casse le coffre ?

— Même pas. Tu verras que c’est encore plus facile que ça. Toi, Bams, tu n’auras qu’à nous attendre dans un coin donné. À la cantine, par exemple. On se fera même reconduire en voiture à Perpignan, avec un peu de veine.

Ce n’est qu’au milieu de la troisième bouteille que la tête du Doktor Fischer commença à ne plus savoir si elle voulait aller à droite ou à gauche, tandis que de grosses poches gonflaient sous ses yeux. En outre, son envie de raconter sa vie lui passai. Je crois, à dire vrai, qu’il commençait à éprouver de sérieuses difficultés à employer la langue française. Il tenait une cuite maison, et ce serait bien le diable si, demain, il se souvenait de quelque chose.

Il s’endormit tout à coup.

J’écrasai ma cigarette dans le cendrier et me levai, la canadienne ouverte, de manière d’avoir le Luger à portée de la main en cas d’histoire.

— C’est où, ton truc ? dis-je à voix basse.