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Et j’avais aussi un autre boulot : tuer ! Tuer. Abattre froidement un mec que je n’avais jamais vu, simplement parce qu’il était dangereux pour un réseau ou pour ma sécurité personnelle. Et qu’est-ce que j’avais pu descendre, comme types ? J’en perdais le compte, c’est pas dur. Que de morts sur ma route ! Un vrai festival des macchabées.

Liquider un inconnu, qui ne m’avait rien fait et que j’avais jamais tant vu, n’était plus pour moi un assassinat, c’était devenu à peine un accident, un machin mécanique qu’on fait et auquel on ne pense plus.

Agent secret, je savais ce que c’est, désormais. C’est un métier de tigre, ça consiste à arriver silencieusement sur un bonhomme avec des semelles de feutre et à l’assaisonner avant qu’il ait pigé ce dont il retourne.

Avant la guerre, j’allais souvent au cinéma et qu’est-ce que j’avais pu en voir, des films d’espionnage ! c’est à ne pas croire. Là-dedans, les confrères, c’est tous des héros. On les voit s’amener chez le caïd d’en face, la gueule enfarinée, avec le Colt dans la main droite, la main gauche tendue pour recevoir les plans et le sourire d’un jules qui va trouver le père de sa promise pour lui demander la main de la fille.

Malheureusement, dans la réalité, ça ne se passe pas exactement comme ça. Je ne sais pas s’il y a des mecs qui ont fait ce boulot-là avec la conscience tranquille d’un facteur à la fin de sa tournée et qui n’ont jamais bronché d’une ligne. C’est bien possible. Il y a des dingues partout, même chez les cordonniers qui exercent pourtant un métier recommandé aux cardiaques et aux hypernerveux. Parce que moi, j’ai eu la trouille, une trouille affreuse, verte, celle qui vous hérisse tous les poils du corps, y compris ceux du bas-ventre, quand vous vous trouvez devant des flics bien baraqués, la gueule d’un flingue prêt à cracher ou un peloton d’exécution.

J’ai eu peur. Je suis pas différent des autres, je suis bâti de chair et de sang et, bien que je n’aie pas eu beaucoup de veine avec les femmes, je trouve malgré tout que la vie n’est pas dégueulasse au point de faire cadeau de la sienne au premier croquant venu.

J’ai eu faim, j’ai eu peur. J’ai passé des nuits blanches à errer, traqué, dans des villes dont toute la flicaille me recherchait. J’ai frémi d’épouvante devant le regard équivoque d’un passant inoffensif. J’ai obligé des gens à me planquer chez eux sous la menace de mon soufflant. J’ai fauché de l’essence, baisé des filles, assommé des flics, tué des miliciens et des Allemands, dont certains étaient d’aussi pauvres diables que moi — je parle des Allemands.

Alors, quand je dis que c’est le dernier des boulots, je sais de quoi je parle.

Il y a, bien sûr, des gars courageux. Je sais ce que c’est. J’en ai vu pendant la guerre, surtout dans les corps francs. Alors, ça aussi, je sais ce que c’est. Ou ce sont des mecs qui sont tellement bouchés qu’ils ne réalisent pas le danger, ou ils sont bourrés comme des cochons, pleins de gnole à l’éther, ou encore ce sont des émotifs qui prennent brusquement le coup de sang et qui fonceraient avec le même cœur sur une locomotive lancée à cent à l’heure. Mais ceux-là, c’est après qu’ils ont la frousse. Alors ils se mettent à trembler et à baver comme des idiots et, des fois, ils vont même jusqu’à faire dans leur froc. Le danger auquel ils viennent d’échapper leur donne le vertige. Ce n’est pas avec eux qu’on fait les héros historiques, c’est avec les premiers, ceux qui n’ont jamais rien pigé et qui ne pigeront jamais rien, jusqu’au jour où la dragée qu’ils recevront en pleine poire les forcerait à réfléchir, s’il n’était pas trop tard.

C’est à tout ça que je pensais, en remuant doucement mon verre de pastis, toujours clandestin. Parce que ça faisait huit mois qu’on était libérés mais ça n’empêchait pas les restrictions de continuer.

Et même, dans certains coins, on bouffait plus mal qu’avant. Sans doute que les boches, qui nous prenaient tout, avaient aussi emporté avec eux notre avenir alimentaire.

Dans les bars, les Amerlocks avaient remplacé les Allemands pour ce qui est de casser les pieds au modeste consommateur, et même ils étaient encore plus casse pieds, surtout quand la fille que le gars avait à son bras avait le malheur de leur plaire. C’étaient des frangins qui tiraient des coups de Colt dans les bouteilles pour trois francs cinquante et même moins que ça.

— Fredo, dit Bams, qui connaissait déjà le nom du patron, remets-nous ça.

Il avait la voix morne du gars dont la vie est à l’entrée d’un tunnel ou d’une impasse. Il était cafardeux en diable, ces temps-ci, Bams. C’est peut-être le soleil qui lui manquait.

Fallait dire que depuis qu’on était revenus à Paris, chargés d’honneurs militaires qui, comme chacun sait, rapportent des clous, il faisait un drôle de temps. Un mois de mars pourri que c’était !

Un ciel gris pesait sur Paris. Des rafales de vent balayaient les rues et les arrosaient de pluie, histoire, sans doute, de combattre la poussière. Un crépuscule blafard descendait sur la rue Pigalle, et on osait à peine allumer les lumières à cause des restrictions d’électricité auxquelles les types de Vichy, eux-mêmes, qui étaient pourtant des fortiches pour ce qui était de la ceinture, n’avaient pas pensé. Qu’est-ce que ça devait être, comme champion, le ministre du Ravitaillement de la Quatrième République.

C’était moche, moche. À peine s’il y avait deux ou trois clients au bar. La seule différence c’est qu’il était plus sombre qu’avant et qu’il n’y avait pas de rideau bleu devant les glaces. Mais Fredo avait les mêmes gestes, les mêmes attitudes et discutait sans doute, à peu de choses près, des mêmes questions, c’est-à-dire le prix du beurre et du tabac clandestins.

Seize mois de ça et le décor était le même, lui aussi. Il me semblait qu’Hermine allait pousser la porte et entrer. J’avais dans les oreilles le son de sa voix, j’entendais ses expressions favorites, je revoyais les yeux rieurs et son petit menton têtu. Et un soir de décembre, où il pleuvait, comme ce soir, je m’étais dressé devant elle comme la statue du Commandeur, et mon Colt avait aboyé.

Quelle andouille ! Après tout, mon malheureux copain qui, lui, par ma faute, avait laissé sa peau dans une aventure qui ne le concernait pas, avait raison ! Tout aurait pu s’arranger différemment. Avec un peu de patience, peut-être qu’elle serait venue toute seule dans mes bras, Hermine. Qui sait ce que pense une femme ?

Seulement j’avais voulu jouer les gros bras et j’avais été tout de suite embringué dans un engrenage vertigineux, dans lequel les coups de tabac s’enfilaient au bout les uns des autres.

Si je m’étais tenu peinard, si j’avais viré tranquillement Hermine, avec tout le pognon que je portais à ce moment-là, j’aurais pu faire comme les copains et me sucrer drôlement dans le marché noir. C’est pas dur, aucun de ceux que j’y avais connus jadis ne fréquentait plus le bar. Ils hantaient des endroits plus chics, du côté d’Auteuil et de Rassy. Ils étaient tous pleins aux as.

Dominique s’était engraissé dans le trafic des pneumatiques plus ou moins volés, Riton avait fait son beurre dans le beurre, précisément. Il n’y avait que Tony le Maigre qui était au bigne avec trois piges à se tirer, et encore il était tombé pour mac en état de récidive légale. Ça ne l’empêchait pas d’avoir trois souris qui tapinaient pour lui.

Et moi ? Moi, j’avais été si remué par la Libération, si enthousiasmé de penser que je n’avais plus besoin de me cacher, que j’emmerdais n’importe quel flic parce que les gens à qui j’avais l’habitude de chercher des crosses étaient en taule à ma place et que personne n’avait songé à recauser de la triste fin d’Hermine, pour laquelle, d’ailleurs, je bénéficiais de l’amnistie parce qu’en fait, c’était une collaboratrice, puisqu’aussi bien elle mettait ses fesses en société avec un mec de la Gestapo.