J’en étais là de mes réflexions plutôt sinistres lorsque la température commença à monter sérieusement, au comptoir, entre deux des trois clients précoces.
— Me racontez pas d’histoires, mon pote, disait l’un, un gros type gras à l’aspect trop riche de trafiquant. La Résistance, je sais ce que c’est, vous pensez. J’ai banqué pour plusieurs réseaux et j’ai distribué des tracts.
Il n’avait pourtant pas la gueule à ça, ce mec ! Il ressemblait plutôt à Monsieur Pantoufle.
— Et de quel côté ? ricana l’autre, qui ressemblait à un crayon, avec le visage étroit et osseux d’un hérédo alcoolique.
— Ben… je sais pas, moi… au maquis de la Corrèze, par exemple. Et j’en ai vu des trucs, je vous prie de le croire.
— Je ne sais pas ce que vous avez vu. Mais ce que je sais, c’est qu’il y avait là-dedans une belle bande de crapules.
Le résistant de septembre crut en claquer d’indignation.
— De crapules ? clama-t-il.
— Y avait de tout, dit placidement Fredo, qui tenait à ménager la chèvre et le chou, du brave monde et du pourri, comme partout. Et d’ailleurs ça dépendait des groupes.
Pour ma part, je savais que c’était Fredo qui avait raison. Ça tombait sous le sens, faut de tout pour faire un monde et faut dire aussi que pas mal de truands avaient profité des circonstances pour se bourrer les poches. À ceux-là, je ne leur jetais pas la pierre. Si je n’avais pas eu mon million sur moi et que je n’aie pas rencontré Bodager, j’aurais peut-être fini par faire comme eux. Puis, là-dessus, les boches avaient démoli mon vieux Jimmy et ça, ça m’avait donné des sentiments nouveaux. C’est ça qui m’avait donné le cœur à l’ouvrage.
Les deux types continuaient à discuter de plus en plus fort, l’un racontant comment il était passé à travers un barrage allemand avec un paquet de tracts sous le bras, l’autre comment il avait été emballé par la Gestapo qui l’avait pris pour un autre mec mais l’avait relâché le soir même.
— … Et sans me dérouiller, ajouta-t-il fièrement, comme si c’était un acte de courage de sa part. Polis et tout. Je suis sorti de là la tête haute et j’ai jamais eu les foies. Tandis que j’en connais…
Pauvre con ! Jamais eu les foies ! Ils me faisaient doucement marrer avec leurs salades, cette paire de pieds plats. Ils faisaient encore partie de cette majorité d’abrutis qui se targuaient de résistance parce qu’un jour ils avaient marché sur le pied d’un Allemand et que le boche s’était excusé parce qu’il était plus poli qu’eux.
C’est incroyable le nombre de mecs qui se croyaient des droits à la médaille de la Résistance. Sans parler de la multitude d’embusqués qui s’étaient engagés dans les F.F.I. lorsqu’ils avaient été bien sûrs que le dernier boche était en deçà de Strasbourg ou soigneusement bouclé. Ils me fatiguaient tellement que je commandai une autre tournée.
— Je ne suis guère plus riche que toi, répondis-je à Bams, et même je ne sais pas si j’ai encore cinq cents balles devant moi. Ça commence à la foutre mal, je me demande comment qu’on va s’en sortir si on ne trouve pas une combine. On pourrait quand même bien essayer le braquage une fois de plus.
— Tout ça, c’est du mégotage, dit Bams en hochant la tête. On risque cinq ans de taule, plus la trique, pour faucher le portefeuille, peut-être vide, d’un gars. Nous ressemblons à des escarpes.
— Je l’admets, répliquai-je. Avec Jimmy, on s’y prenait d’une autre manière, on allait braquer, à coup sûr, des employés de banque, des encaisseurs. On était rencardés de première sur chaque affaire. Seulement, pour ça, faut quelques capitaux d’avance, pour pouvoir tenir quelque temps. On a été des vrais caves de bouffer tout ce fric à Perpignan.
— C’est pas la peine de revenir là-dessus. Y a rien à faire. Quand on a de l’oseille, on ne pense jamais au lendemain, on a toujours l’impression que ça ne finira jamais.
— On verra bien, dis-je, mais ce soir même il faut faire quelque chose. Autrement on finira sous les ponts ou chez Fradin. Mais pour l’instant, foutons le camp d’ici. Ces héros, au zinc, me cassent les klaouis et, de plus, cette atmosphère sombre me fout le cafard. J’ai trop de souvenirs, dans ce coin.
Je me levai, payai la casse et me dirigeai vers la porte. En passant, je serrai la main à Fredo, qui, discret comme d’habitude, ne prit pas la peine de me demander ce que je fabriquais ni d’où je venais, depuis si longtemps.
Puis je me tournai vers les acrobates :
— Et on vous a pas élus députés, avec un pedigree pareil ? dis-je avec un regard faussement naïf.
Le gros s’étouffa dans son pastis. Il tira la langue, devint écarlate et cessa de respirer, sortant des yeux de crapaud.
J’ouvris la porte et je me trouvai nez à nez avec Bodager, qui entrait.
CHAPITRE 3
Je fis un tel saut en arrière que j’écrasai les orteils de Bams qui était dans mon dos. Je restai bien trente secondes sans réussir à parler, tant la surprise me coupait les moyens.
— Hé ben ! finis-je par dire, hé ben !
C’est tout ce que j’avais trouvé.
Il n’avait pas changé, Bodager. Il était toujours aussi grand, aussi maigre et aussi froid. Ses cheveux grisonnants étaient plaqués sur sa tête nue. Il portait un costume gris et un pardessus jaune, genre poil de chameau. Il me regarda avec son sourire cruel.
— Et alors ? dit-il. On dirait que vous venez de voir le fantôme de votre belle-mère. Vous avez quelque chose contre moi ?
— Ras du tout, au contraire, répondis-je en lui serrant la main. C’est la surprise. Du diable si je songeais à vous maintenant. C’est le dernier endroit où j’aurais pensé vous rencontrer.
— Ce n’est pas la même chose pour moi, répliqua l’agent secret. Je savais que j’avais des chances de vous trouver ici. Mais ne restons pas sur le pas de cette porte. Entrons prendre un verre.
Pour lui, naturellement, ce fut du cognac, tandis que Bams et moi on remit ça au pastis.
— Vous pouvez dire que vous avez de la chance, dans ces conditions ! ricanai-je, parce que je ne fous plus les pieds dans ce bistrot. C’est la première fois depuis que je suis de retour à Paris et il y a des chances pour que ce soit la dernière. Il y a trop de fantômes ici, à mon goût. En outre, j’y suis trop connu et j’ai horreur des gens qui posent des questions ou qui vous regardent avec des yeux de merlan frit.
— Je suis bien de votre avis.
— Et puis, on se tirait. Vous nous avez rencontrés pile sur la porte, c’est un coup de pot.
Tout le monde la boucla parce que Fredo arrivait avec les consommations.
Ainsi, Bodager nous cherchait. Qu’est-ce qu’il avait encore à nous raconter ? La guerre était finie, les boches écrasés, la milice en taule à peu près au complet. Alors ?
Bodager se renversa sur la moleskine, les yeux au plafond. Il n’avait plus du tout son allure de libraire de province, lettré comme un chanoine. Il avait bien l’allure inquiétante des gens de sa profession. Je regardais le pli ferme de sa bouche. On devinait, sous cette nonchalance affectée, la souplesse et la cruauté d’un félin. Exactement la gueule du mec qui ne recule devant rien.
— Vous aussi, Maurice, dit-il doucement, d’une voix neutre, sans quitter le plafond sale des yeux, vous aussi, vous avez eu de la chance. Vous vous en êtes bien tiré. Et pourtant je vous prie de croire que nous avons perdu du monde, dans le Service, pendant cette damnée guerre. Et des caïds.
— J’ai eu de la veine dans un sens, répliquai-je. Mais à part lorsque j’ai buté le chef de la Milice catalane, tout le reste n’a servi à rien. Les Anglais sont venus bombarder le camp d’aviation de Fréjorgues juste comme je venais de faucher les plans. Même que j’ai failli laisser ma paillasse dans ce badaboum. Donc, ce que j’avais fait était parfaitement inutile. À Leucate, il a fallu que j’abatte la seule femme qui aurait, sans doute, pu être quelque chose pour moi, pour récupérer des plans, dont on ne s’est pas servi. L’aviation n’est même pas venue pilonner les installations, le débarquement n’a pas eu lieu dans le coin. Ce sont les boches eux-mêmes qui ont fait tout sauter en s’esbignant.