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— C’est vrai, sourit Bodager. Vous n’avez pas de veine avec les filles. Mais il vaut mieux ne pas avoir de veine avec les filles et en avoir dans le boulot, parce qu’avec les femmes, si vous risquez votre vie sentimentale, avec le reste vous risquez votre peau. C’est vite pris un chargeur, vous savez ?

— Si je le sais ?

C’était vrai, je me demandais pourquoi, tout à l’heure, j’avais envoyé des vannes à ces types du bar qui, maintenant, nous lorgnaient d’un sale œil, sans oser, toutefois, venir me demander des explications. Mon boulot et rien, c’était la même chose. J’avais risqué mon cuir gratuitement, pour des clopinettes, sauf que ça m’avait rapporté pas mal d’argent. Après tout, dans toute cette trame, ténue et solide comme de la soie, qu’était la guerre dans l’ombre, ce gros à lard, en donnant de la galette aux maquis et en passant des tracts, avait peut-être été plus utile que moi. Et l’autre acrobate aussi. Moi…

Je l’expliquai à Bodager, qui fermait à demi ses yeux de chat et souriait toujours.

— À rien, dis-je, j’ai servi. À moins que rien.

— Ne dites pas de bêtises, répliqua l’Amerlock. Tout le monde a servi à quelque chose, même ceux qui n’ont rien fait et se sont contentés de penser comme nous et de nous attendre, chaque nuit, autour de leur poste de radio. Tenez, un soir, des officiers allemands en java avec des poules sont venus boire un verre sur une petite plage du Midi qui n’était pas encore occupée. Ils avaient laissé leur Mercedes devant la porte du bistrot. Des gosses de quinze ans sont revenus chez eux chercher le sucre de leur ration et ils l’ont foutu dans le réservoir. Les boches n’ont pas dû aller bien loin. Qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Rien.

— Ça a l’air d’être un geste gratuit, une blague de gamins, et c’est sans doute dans cet esprit que ces enfants l’on fait, rien que pour emmerder les Allemands, sans plus. Ça aussi, c’était apparemment inutile. Eh bien, les officiers avaient sur eux des ordres de mission et ces simples morceaux de sucre ont flanqué la pagaille dans toute une compagnie, retardé son départ de deux jours. Et vous savez ce que c’est que deux jours de retard, sur la ligne de feu ? C’est avec des détails aussi futiles qu’on gagne une bataille.

Moi, je voulais bien le croire, bien sûr. Mais pour ma part, mon rôle n’avait eu aucune espèce de retentissement. J’avais été doublé à chaque coup.

— Et Colette, votre ex-femme, que vous avez abattue parce qu’elle avait balancé des flics français à la Gestapo et risquait par conséquent d’en balancer d’autres ? Et le nommé Pourguès, à Perpignan, qui avait fait fusiller des cheminots pour leur apprendre à aider des hommes traqués à échapper au supplice ou à la déportation et que vous avez abattu, une nuit, à sa fenêtre ? Vous trouvez que ce n’est pas du travail ? C’est de l’excellent boulot, mon petit, vous avez débarrassé le pays de quelques sales bêtes, je ne veux pas les citer toutes, qui étaient capables de faire encore bien du mal et de provoquer la mort d’un tas de braves types.

— Il a raison, dit Bams. On n’a pas tout à fait perdu notre temps. T’en fais pas.

— Notre boulot, mon vieux, continuait Bodager, ce n’est pas du boulot spectaculaire, au contraire. Plus c’est discret, mieux c’est fait. Mais c’est du travail léché, où l’on ne laisse rien au hasard. Et, croyez-moi, ce n’est pas du labeur inutile.

— Bon, dis-je, mettons qu’on soit des héros, Bams et moi. À quoi ça a servi ? À rien. Sauf qu’on est peut-être un peu plus libres, mais il n’y a toujours rien à croquer, les flics sont plus insolents que jamais, les mêmes qui serraient les fesses à la Libération, et les faisans relèvent la tête.

Je fis signe à Fredo de nous remettre ça.

Le raisonnement de Bodager m’avait un peu calmé. Cependant, je ne pouvais pas arriver à me débarrasser de mon cafard. Peut-être était-ce la pluie, qui battait toujours les vitres, ou le mauvais éclairage du bistrot, ou cette atmosphère louche que les néons, sous la flotte, donnent à une rue. Peut-être aussi étaient-ce ces souvenirs que j’avais remués en évoquant les fantômes qui ne cessaient de me coller aux fesses ? Hermine… Colette… Jimmy… Consuelo…

Et puis faut dire aussi que les années s’accumulaient sans qu’on y prenne garde, et ce qui semblait autrefois le parangon des lieux de plaisir devient un endroit où on s’emmerde ferme. On s’imagine que c’est la boîte qui a changé, alors que c’est seulement nous.

On n’a plus la même conception des choses, on les voit d’un autre œil, on n’a ni les mêmes goûts ni les mêmes besoins. Et trop de souvenirs qui pèsent sur les épaules.

Autre chose, c’est que les seize mois que je venais de passer à me bigorner avec les uns et les autres, à être, dans mon propre pays, plus étranger qu’un Allemand, à me demander si ce type, qui venait à ma rencontre, n’était pas un poulaga, à tirer des coups de pétard et à en recevoir, m’avaient drôlement mûri. Et le matin, lorsque je me regardais dans une glace, je retrouvais devant mes yeux un visage que je reconnaissais mal : des traits durs, creux, accentués et, sur les tempes qui commençaient à se dégarnir, une bonne collection de cheveux blancs, j’étais encore un homme jeune, je n’étais plus un jeune homme.

Et Bams c’était pareil, Bams, qui, comme moi, avait vingt-cinq ans en quarante…

— Ne vous en faites pas pour ceux-là, répondit Bodager, ils ne sont pas très dangereux. Il y a bien pire et c’est pour ça que je suis venu vous trouver, comme à Lyon, Mordefroy était venu vous trouver quand vous êtes entré dans mon organisation. J’ai de nouveau besoin de deux gars solides, décidés et qui, ayant tout perdu déjà, n’aient plus rien à perdre.

Il alluma une nouvelle cigarette et regarda le plafond, à nouveau. On aurait dit qu’il voulait éviter mon regard.

— Je vais vous raconter une bonne histoire, continua-t-il, après avoir fait renouveler les verres. Je sais pas mal de choses sur votre compte à tous les deux. Je peux vous dire ce que vous avez fait de A jusqu’à Z, depuis seize mois. Je suis au courant de tout. Vous m’en avez raconté la majeure partie, d’accord, mais vous ne m’avez pas tout dit. Or, je n’ignore rien, ce qui prouve que je sais, moi aussi, me renseigner. Vous avez omis, notamment, de me parler de Bolduc, une cloche qui travaillait à Leucate pour les Allemands et que vous n’aviez pas le droit d’abattre. Et cette fille-là, comme l’appelez-vous ? Consuelo, c’est ça ! Pourquoi l’avez-vous descendue ?

Je le regardai, les sourcils froncés.

— Écoutez, Bodager, dis-je en gardant mon verre dans la main, après avoir bu trois gouttes, dites-moi un peu ce que vous comptez faire et pourquoi vous me dites ça ? Vous avez reconnu vous-même que c’était du bon boulot, jusqu’à présent, qu’on avait fait. Je ne sais pas s’il était bon ou mauvais, mais ce que je sais c’est qu’il fallait se le farcir.

— Vous avez claqué à Perpignan, en quelques mois, avec des filles et des débauchés, non seulement la galette que je vous avais donnée, celle que vous aviez piquée aux Allemands, mais aussi le million, ou presque, qui constituait votre fortune personnelle. Un soir où vous étiez particulièrement noirs, un type vous a insultés. Votre ami Bams l’a balancé dans la rivière. Fracture du crâne. Il est mort en arrivant à l’hôpital. Personne ne vous avait vus, personne n’a rien dit. Comme le type était un ivrogne notoire, on en a conclu qu’il avait eu un accident et qu’il s’était jeté lui-même dans la Basse. Vous savez, les flics de province… Seulement, précisément, vous étiez en province et nous étions revenus à la légalité. Plus moyen de parler d’exécution sommaire, surtout à des magistrats qui, n’ayant rien foutu pendant la guerre, pouvaient difficilement admettre ces choses-là. Il faut y être passé.