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Cet homme était le diable !

Comment pouvait-il savoir tout ça ?

— Si on vous épingle sur ce truc-là, ça vous coûtera cher. Vous ne pourrez pas alléguer un règlement de comptes. Cet homme, pendant l’Occupation, s’était tenu parfaitement bien. Correct. Aucun reproche à lui faire. Qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Ne répétez pas tout le temps : qu’est-ce que vous dites de ça ! s’exclama Bams, agacé. Videz plutôt votre sac et dites-nous ce que vous comptez faire. Nous balancer ?

Bodager hocha la tête.

— Je ne balance personne, dit-il paisiblement. Lorsqu’un type ne me plaît pas, je…

Et, du doigt, il imita le geste qui consiste à appuyer sur une gâchette de revolver.

— Je le sais, dis-je, je vous ai vu au travail. Si vous ne le faites pas, il se trouve toujours quelqu’un dans votre entourage qui s’en charge, même quand ce copain s’appelle Maurice. Alors, que comptez-vous faire, je le répète ? Allez-y.

— Vous embaucher, dit le major. Je vous l’ai déjà dit, j’ai besoin de vous.

— Encore ! s’exclama Bams. Qu’est-ce qu’il faut faire, cette fois ? C’est encore du baroud à la clef ?

— Je pense bien, dit Bodager, après un temps, lorsqu’il eut avalé d’un trait son second cognac double. Pas un baroud aussi dangereux que celui que vous venez de traverser, mais plutôt carabiné tout de même. Les conditions de travail sont à peu près les mêmes sauf que, même si un flic vous emmerde, vous ne devez pas le flinguer. Vous devez toujours être aussi clandestins, ne jamais dire pour qui et pour quoi vous travaillez, et vous glisser dans l’ombre de la même manière.

— Merde ! dis-je. Alors on n’en sortira jamais ? On est définitivement tricards ?

Bodager ne répondit pas.

— Naturellement, ajouta-t-il, vous serez bien payés. Ça vous va ?

La question galette acheva de me décider. D’abord, outre que les flancs de mon portefeuille étaient si serrés qu’on aurait dit qu’on les avait collés, je commençais à m’ennuyer et à perdre vraiment les pédales.

— Ça va, dis-je. Mais comment saviez-vous qu’on allait accepter sans même savoir de quoi il retourne ?

— C’est facile, dit l’Amerlock. D’abord je vous ai vus à l’œuvre tous les deux et je suis assez psychologue pour savoir que vous êtes de véritables aventuriers. Ensuite, je savais très bien qu’en vous racontant ce que je vous ai raconté, vous marcheriez tout de suite.

— C’était du chantage, alors ?

Bodager écrasa sa cigarette dans le cendrier sur lequel la réclame d’apéritif, effacée pendant la guerre, commençait à réapparaître.

— N’employez pas ce mot-là. Du reste, vous savez aussi bien que moi que dans notre travail tous les moyens sont bons et seule la fin justifie les moyens.

Il soupira et hocha tristement la tête.

— Enfin, dit-il, j’en ai dit assez et vous me connaissez bien. Vous savez que je fais partie d’une boîte dans laquelle on ne se retire pas des affaires après fortune faite ou lorsqu’on en a marre. On ne lâche pas le Service comme on veut. J’ai quelques amis. Vous connaissez l’un d’eux, notamment. Il m’est très dévoué. Il s’appelle Barthélémy.

Si je le connaissais ! C’était ce brave garçon, toujours vêtu d’un blouson de cuir sous lequel il dissimulait une petite mitraillette, qui avait abattu Claudine sur la route, entre Lyon et Vienne, lorsque, à cause de cette tordue, j’avais failli me faire envelopper par les Chleuhs. Un tueur, un vrai, et je m’y connaissais, un type qui ne parlait jamais, même pas pour dire bonjour ou bonsoir. Lorsque je songeais que Bodager serait capable de lancer cette bête fauve à nos trousses, j’en tremblais.

— Je vais vous donner à chacun cent mille francs, dit Bodager, en me passant une liasse, et je vais vous expliquer l’histoire. Il s’agit d’un homme extrêmement dangereux qui dirige un vrai gang d’ex-miliciens. Mais la première recommandation que je vous ferai, avant tout, c’est de ne jamais mêler la police à ces histoires et de garder pour tout le monde la discrétion la plus absolue, quoi qu’il arrive.

Je regardai au-dehors. La nuit était complètement tombée. Un vent aigre chahutait les parapluies des passants et faisait grincer les enseignes. Jusqu’ici on l’entendait siffler.

Ainsi voilà que ça recommençait ? On ne se sortirait jamais de cette histoire, alors ?

Je glissai machinalement l’argent dans ma poche intérieure et je rencontrai la tiédeur amicale de mon feu sous mon aisselle.

La porte s’ouvrit et deux types entrèrent, des mecs plutôt costauds, avec des chapeaux à bords larges et des gabardines américaines, verdâtres.

— Le gang de la Milice, disait Bodager, est dirigé par un certain Keller, un Alsacien qui…

Je m’aperçus alors seulement que les inconnus, au lieu de s’arrêter devant le zinc, avaient continué et se tenaient debout devant nous à trois mètres. Je levai les yeux à temps pour m’apercevoir qu’ils avaient chacun un gros revolver à la main.

J’ai pas la tête dure, moi. J’ai eu trop souvent, dans ma putain de vie, un flingue braqué dessus pour n’avoir pas de réflexes. Je me laissai tomber de la moleskine et roulai sous la table, tant pis si je me faisais des bleus. En même temps, comme je n’avais pas encore tiré ma main de ma poche, j’arrachai mon Luger.

— Bonjour, Bodager ! dit une voix inconnue.

Il y eut trois coups de feu et quelqu’un me dégringola dessus.

CHAPITRE 4

J’étais dans le noir, le nez dans la sciure de bois, une godasse coincée dans les pieds de la table et un poids énorme juste sur ma tête.

Il y eut encore trois coups de feu, immédiatement suivis d’un cliquetis de verre cassé.

— Ah ! merde ! fit la voix de Bams.

J’essayai de crier, mais je ne le pouvais pas, je continuais à bouffer la sciure de bois. Je me débattais de toutes mes forces. La trouille me serrait les tripes. Il me semblait que ce coup-ci j’allais y passer et qu’on allait me saigner aussi aisément qu’un cochon, avec ce poids énorme sur la tête qui m’empêchait de voir et de respirer.

Du coup, je me mis à ruer avec l’énergie du mec qui est en train de boire la tasse, avec l’idée confuse et probablement fausse que si je renversais la table je m’en sortirais, ce qui était loin d’être prouvé.

De cette manière j’arrivai à expédier un coup de pied maison dans les tibias de quelqu’un.

— Aie ! fit Bams, attends un peu, quoi ! J’arrive.

Le poids qui pesait sur ma tête disparut. Je me retournai et ouvris les yeux. Le poids, c’était Bodager et Bams le relevait, l’asseyait sur la banquette d’une seule main. C’est dire qu’il était plutôt costaud, mon copain. Dans l’autre main, il tenait son flingue, encore fumant.

Je sautai sur mes pieds, d’un bond. Mes tempes battaient et mes oreilles sifflaient. J’étais au quart de poil de l’asphyxie.

Je regardai autour de moi, dans le bar. Il n’y avait plus personne, mais alors personne, même pas le chat de la maison qui avait foutu le camp Dieu sait où. Fredo, tel que je le connaissais, devait être planqué sous le comptoir. Quant aux trois clients qui étaient au zinc au moment de l’affaire, leur courage de résistants de septembre les avait incités à aller voir ailleurs si le pastis était buvable. Ils avaient dû se trotter dès les premiers coups de feu.