Un des soldats retourna vers son camarade. Ils parlementèrent un moment et le blessé essaya de se relever, sans succès. Sûr qu’il s’était cassé quelque chose.
Le troisième s’avança seul vers nous. Il regardait de tous les côtés et marchait prudemment. Il avait à la main un gros revolver d’ordonnance. On avait tous l’air de jouer à cache-cache.
Certainement, il devait supposer que nous nous étions enfuis. Il ne croyait pas que nous soyons planqués là, et sa recherche, c’était par acquit de conscience qu’il la faisait. Terroristes… terroristes…
Dans sa petite cervelle, ce mot ne lui disait rien qui vaille. Il venait de voir, en effet, du fait de ces gens-là, deux malabars balancés dans la baille et un officier de la milice dont le visage était rendu à l’état de foie d’oie. En outre, il en avait entendu parler de ces bandits. Ce sont des gens qui ne font pas de quartier. Conclusion, il n’était pas tellement gonflé pour s’aventurer tout seul dans ce black-out hostile. Il s’était élancé, le premier, d’abord parce qu’il était avec une fille qu’il voulait épater, ensuite parce qu’en tant que sous-officier il devait donner l’exemple. Mais maintenant, alors, si tout le monde le lâchait, si l’un des hommes se cassait une patte et si l’autre allait l’assister, il ne marchait plus, ah ! mais non ! Ce n’était plus du jeu.
À sa place, d’ailleurs, j’en aurais fait autant. Il faut être dingue pour s’aventurer tout seul, dans le noir, à la recherche d’ennemis dont on ne sait rien, et surtout pas le nombre, et qui viennent précisément de prouver qu’ils sont tout prêts à mettre en l’air le premier qui leur chercherait des histoires.
Il y avait deux hypothèses. Ou les bandits étaient partis vers la place de l’Hôtel-de-Ville, et c’était bien invraisemblable car le poste de police français se tenait là, ou ils avaient suivi le quai jusqu’au cours Gambetta.
C’était certainement par là qu’ils s’étaient enfuis.
Alors, le jeune Allemand se dirigea carrément vers l’Hôtel-de-Ville, avec cette allure martiale des gens qui savent qu’ils ne risquent rien.
Malheureusement, il voulut auparavant se rendre compte, par acquit de conscience, si nous n’étions pas cachés ailleurs, dans ce coin précisément, avec l’intime conviction qu’il n’en était rien. Et comme, mon Dieu, quand on a un revolver c’est pour s’en servir, que d’autre part les cartouches sont abondamment et gracieusement fournies par l’administration de la Wehrmacht, il leva son pistolet et tira dans les caisses de bière.
Pour son malheur !
Car Bams et moi on crut tout de suite que cette andouille nous avait repérés. On se leva comme un seul homme, il n’était plus besoin de se cacher, et on ouvrit un feu d’enfer sur cet imbécile qui fit trois tours de valse et alla rejoindre le paradis de Wotan.
Ah ! malheur ! Qu’est-ce qu’on n’avait pas fait là !
Toute la passerelle s’illumina de coups de feu. Nous fûmes obligés de replonger derrière les caisses.
— Espèce d’abruti ! dis-je à Bams, pendant que je rechargeais mon feu, qu’est-ce qui t’as pris de tirer ?
— Ben ! et toi ? dit-il. Tu t’es dressé comme un diable hors de sa boîte et tu as tout de suite commencé à sulfater le doryphore.
— Ça, alors ! c’est toi qui as perdu la tête, avoue-le !
À vrai dire, et toutes réflexions faites, il était impossible de déterminer qui, le premier, avait eu ce désastreux réflexe. Nous avions tiré en même temps. Nous n’avions pas eu le temps de réfléchir, sinon nous nous serions aperçus que le type venait vers nous sans se cacher, doucement, d’accord, et prudemment, mais sans avoir l’allure du gars qui sait que deux mecs l’attendent derrière une caisse. Il avait tiré à tout hasard. Si on était resté peinards, rien ne serait arrivé. Mais allez donc vous tenir tranquille quand on vous seringue à dix pas.
En tout cas, maintenant la bagarre était déclenchée, et bien déclenchée. Je n’avais qu’une peur, c’était d’être pris à revers. Si une patrouille allemande nous arrivait par le travers nous étions marrons. Pas question de nous surprendre par-derrière. L’endroit où nous étions formait un cul-de-sac. À trois ou quatre mètres devant nous, une chaussée de pavés ronds descendait vers le bord du canal, et probablement aussi vers une pissotière dont nous percevions l’odeur abominable, selon les sautes de vent.
Si nous réussissions à nous glisser le long de cette chaussée et à gagner la rive, nous avions des chances de nous en tirer. Une fois à l’abri de la rue du Pont, les tireurs d’en haut pourraient bien se l’accrocher, s’ils nous mouchaient, je leur payais des fraises.
En outre, il existait certainement un escalier de l’autre côté. Juste le temps de remonter et de se perdre dans la ville, et bonsoir messieurs ! Jamais ces andouilles n’auraient le temps de faire le tour du pâté de maisons pour nous avoir à la sortie.
Seulement, la chaussée était perpendiculaire à la passerelle. Elle était directement sous le feu des Allemands, et pendant trente mètres il fallait se rapprocher d’eux dangereusement. Or, ces gars-là, on ne peut pas leur enlever ça, pour le tir aux hommes ils ont des dispositions. Ils comptent dans leurs rangs pas mal de tireurs d’élite. C’était un truc à se faire lessiver sans histoire.
Il n’y avait qu’une solution, c’était de faire un saut jusqu’aux balustres qui formaient le parapet, de sauter par-dessus et de courir jusqu’à ce qu’on soit à l’abri du pont de pierre.
Il y avait un pépin. Le premier qui emploierait ce système avait un espoir de réussir. Le second, c’était moins sûr.
Heureusement, je ne sais pas si c’est le vent, l’odeur de la poudre ou l’excitation du combat, mais j’étais plein d’idées.
J’exposai mon plan à Bams en lui recommandant de faire fissa. Fallait pas s’endormir sur le rôti, sinon tout était fichu et on aurait joué pour rien.
Je mis ma main devant ma bouche et poussai un cri, un cri long, horrible, le dernier appel d’un homme qui en a reçu un bon coup dans le porte-pipe et qui est en train de crever, tout simplement.
Du même coup, nous arrêtâmes le tir.
En entendant ce hurlement d’agonie, et voyant que nous cessions de sucrer les fraises, les autres, sur la passerelle, furent persuadés qu’ils en avaient mouché un. Ils suspendirent les opérations, eux aussi. Je les devinais en train de rire et de se frotter les mains.
Alors je glissai mon feu dans ma poche, je me coulai le long des caisses et je pris mon élan. Tout à coup, je m’élançai, franchis en trois pas l’espace qui me séparait du parapet et sautai par-dessus, à la voltige. Je me sentis descendre, debout, dans un abîme noir. Un dixième de seconde, je fus saisi d’une angoisse affreuse. Et s’il n’y avait plus de chaussée, à cet endroit ? Et si je tombais dans la flotte ? Et si je m’enfonçais dans la vase ?
J’ai rarement été aussi content de me tordre les pieds en atterrissant deux mètres plus bas sur ces damnés pavés ronds ! Je me mis à courir vers l’abri du pont de pierre.
Les Allemands m’avaient vu. Mais ils n’avaient pas eu le temps d’épauler que j’étais déjà planqué. Ils brûlèrent comme ça une dizaine de cartouches aux frais de la princesse puis, de nouveau, cessèrent le feu.
Moi, j’avais remis mon pétard au poing et je m’étais adossé au mur, prêt à toute éventualité.
Mon raisonnement était simple. La salope qui nous avait amené les miliciens savait mieux que personne que nous n’étions que deux. Les Allemands, eux, savaient que nous étions planqués derrière les caisses de bière. Ils ne pouvaient que nous tirer dessus, nous n’étions pas à portée de grenade et d’ailleurs, à cette heure-ci et revenant du bistrot, avaient-ils des grenades ?