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Quand on fut à destination, je sautai de la bagnole et demandai au chauffeur d’éteindre même ses feux de position.

— Je vais avoir une contredanse ! protesta-t-il.

— Vous en faites pas pour la contredanse. Je vous la ferai sauter.

Le pauvre mec, il en avait la bouche ouverte d’admiration. Il était prêt à tout accepter. On lui aurait demandé de plonger avec nous dans la bagarre, je suis sûr qu’il aurait marché.

Cachés derrière le taxi, c’était du velours. On voyait tout ce qui se passait dans le bistrot tandis que nous, nous restions dans l’ombre. Or, j’avais rarement vu une nuit aussi épaisse, surtout pour un mois de mars. Et je ne sais pas si c’est le temps de chien et le vent pas très chaud qui soufflait, ou que les banlieusards dînaient de bonne heure, le coin était tout ce qu’il y a de plus désert.

Les deux salopes étaient descendues de leur caisson, maintenant. Tandis que l’un réglait la course, l’autre traversait la rue et entrait tranquillement dans un pavillon en face.

Puis le taxi s’éloigna et le deuxième milicien fonça droit dans le bistrot.

— Celui-là, dis-je entre mes dents, je crois qu’on va se le farcir, mon pote.

— Tu veux faire ton coup dans le café ? s’exclama Bams.

— Pourquoi pas ? Ils se sont pas gênés, eux, non ? Alors, on va quand même pas se dégonfler.

Je sortis vivement deux ou trois fois le pétard de ma poche pour voir s’il jouait bien et si, le cas échéant, je pourrais faire fissa. Ces frangins-là, en effet, semblaient être plutôt habiles pour ce jeu et il ne fallait pas se laisser prendre de vitesse. La vie, désormais, c’était une question de réflexes.

J’avais dit au chauffeur de ne démarrer et de ne venir nous rejoindre au bistrot que lorsqu’il nous aurait vus y pénétrer. Ça nous donnait une marge de temps et ça nous permettait d’agir par surprise.

Avant d’entrer, je regardai à travers le tulle qui tamisait la lumière. Déjà qu’à l’intérieur elle n’était pas franche, alors sur le trottoir elle était tout ce qu’il y a de désastreux.

La salle était relativement vide. Je veux dire qu’il n’y avait qu’un type, au fond de la pièce qui, les coudes sur la table, s’efforçait de lire les journaux du soir, une grosse femme tout en noir debout derrière le zinc et, devant elle, de l’autre côté du comptoir, un grand type en gabardine.

À côté de lui, accrochée à son bras, une belle poupée blonde, tout ce qu’il y a de bien sapé, ce qui choquait dans ce coin plutôt craspect. Il devait avoir rencart avec elle, c’est pour ça qu’il avait quitté son pote et qu’il était entré directement dans le bar. Tous deux causaient amicalement avec la patronne qu’ils semblaient bien connaître.

Je poussai carrément la porte, Bams dans mon dos.

— Bonsoir m’sieurs-dames !

Le type à la gabardine se retourna vivement, nous regarda d’un air méchant et retourna à son verre et à sa souris. Mais il avait toujours les sourcils froncés et je me demandais s’il nous avait reconnus.

Mais il reprit la conversation, qui roulait sur des questions de rationnement, comme si de rien n’était. Jusqu’au moment où la patronne s’arracha à ce passionnant débat pour venir nous demander, avec un sourire de quatorze juillet, ce qu’on comptait boire.

Naturellement elle n’avait pas de pastis, ni rien qui soit décemment buvable, en tant qu’apéritif. Alors, finalement, on se décida à voir ce que valait son cognac.

On avait peut-être eu tort de demander des pastagas. À l’époque ce n’était pas tellement courant comme consommation, sauf dans le Midi où les bistrots emmerdaient la Régie avec un ensemble qui aurait dû leur devoir, à tous, une médaille, à la Libération. Mais comme la Libération avait maintenu au pouvoir les mêmes frappes, en ce qui concerne la boustifaille, ça n’avait rien changé, sauf les premiers jours, aux temps heureux de la sainte frousse.

On avait peut-être eu tort, parce que le mec à la gabardine se retourna de nouveau vers nous. Sans doute qu’il n’avait pas été frappé par nos gueules de Français moyens, au moment de la pétarade, mais ce qu’on buvait, il l’avait remarqué.

Nous, on prenait des airs innocents, avec de gros rires, des plaisanteries éculées et tout et tout. Je gambergeais ferme. Ce que j’aurais voulu, c’est coincer le mec à sa sortie du bistrot, le jeter dans le taxi et l’amener respirer l’air frais de la nuit dans un coin tranquille. Et ça n’était pas pour lui dire des mots d’amour.

Malheureusement, cette poupée gâtait la sauce. Sûr et certain qu’il allait sortir avec elle. Or les filles, ça se met tout de suite à hurler.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Bams. Le cognac est dégueulasse et j’ai des fourmis dans le pied droit.

— On y va, dis-je, brusquement décidé. Couvre mes arrières.

Et je sortis mon Luger comme si c’était un paquet de cigarettes, avec la même tranquillité.

CHAPITRE 6

La première qui vit ça, ce fut la patronne. Elle poussa un petit « Oh ! » scandalisé, comme si je lui avais fait voir mon sexe, et fit un pas en arrière.

Je tapai sur l’épaule du type, qui me tournait le dos à ce moment-là. Je pensais qu’il allait se retourner, instinctivement. Mais c’était un mec qui avait de la défense. Il se retourna, en effet, mais ce fut pour me balancer son verre d’apéritif en pleine tronche. Aveuglé, je reculai d’un pas. J’entendis le bruit mat d’un poing qui s’écrase sur de la chair, le bruit de pas d’un type qui recule sans pouvoir s’en empêcher et, enfin, le fracas d’une chaise qui se brise sous le poids d’un corps. Tout ça, sans un mot.

Je sortis mon mouchoir, essuyai vivement mon visage et ouvris mes mirettes. Bams était debout à côté de moi. Au fond de la salle le milicien était assis par terre, au milieu des débris d’une chaise cassée. D’une main, il se frottait le menton, l’autre fouillait rageusement sa gabardine.

Le type qui lisait les journaux était toujours assis derrière la table. Il n’avait pas lâché les canards et sans doute qu’il n’avait pas encore réalisé ce qui venait de se passer.

La fille blonde était debout au milieu de la pièce, les poings serrés et la bouche ouverte comme une frangine qui, à deux doigts de la crise de nerfs, va pas tarder à se mettre à hurler.

— Alors, mon joli, dit Bams, on veut jouer les gros bras ? Voilà ce que ça coûte de ne pas être sage, mon enfant. Tes parents auraient dû t’apprendre ça. Ça rend service dans la vie. On t’a jamais dit, sous Vichy, que la première qualité d’un homme c’était d’obéir ? Obéis, mon amour, si tu veux pas engraisser les dentistes.

C’est marrant. J’avais vu Bams dans pas mal de coups de chiens, mais je n’aurais jamais cru capable ce type mince d’envoyer au tapis une armoire à glace comme cette crapule et d’un seul jeton, encore.

La voix de Bams se fit âpre.

— Et touche pas à ta poche, compris ? J’ai là un Colt maison. Il y a longtemps qu’il n’a pas servi, il commence à se rouiller, je me ferais un plaisir de t’en offrir une dragée pour son deuxième baptême. Lève les mains.

Le zigue, du coup, abandonna sa poche, en effet. Mais il ne broncha pas, il resta assis sur son cul, comme s’il assistait à un spectacle.

— Messieurs ! messieurs ! gémit la patronne, épouvantée.

C’est à ce moment-là que la blonde se mit à hurler. Quelle voix, Seigneur ! On aurait dit qu’elle avait le feu dans sa culotte. En ce qui concerne les cordes vocales, on ne peut pas dire, sa mère ne l’avait pas loupée.

Je m’approchai vivement de la fille, la pris par le bras et la regardai dans les yeux.