Le taxi filait vers Paris dans la nuit opaque. On avait toujours choisi cette direction à tout hasard, histoire de gagner du temps, on verrait bien après.
— T’en fais pas, mignonne, dit Bams, que les larmes des filles rendaient sentimental, on va pas te faire de mal.
— Laissez-moi partir !
— Tout à l’heure, si tu es bien sage.
— Je vous défends de me dire tu.
— Oh ! là, là ! fais pas ta sucrée, sans blague ! On croirait que ça t’est jamais arrivé. Tu n’es pas encore pucelle, non ? Si c’est ça, t’as du retard, ou alors c’est que ton Jean-Pierre ne sait pas y faire.
— Toi, gronda le mec, fiche la paix à cette môme, sans ça…
— Sans ça quoi ? tête de lard, dis-je, en lui enfonçant un peu plus le canon de mon Luger dans le caisson.
— Vous en faites pas, on se retrouvera.
— Possible, dis-je. On se retrouvera surtout à l’enfer des tueurs toi et moi, je le crains. Je me demande à quoi nous serons condamnés ? Peut-être à supprimer tous les salauds. C’est un boulot pour lequel l’éternité ne sera pas de trop.
Jacqueline, maintenant, s’essuyait les yeux. Elle commençait à récupérer. Sa crise nerveuse semblait passée.
Hé bien non ! car tout à coup elle se mit à grimacer, puis à hurler.
— Bon sang ! dis-je, fais-la taire. On dirait qu’on transporte une dingue. Ça va nous attirer des emmerdements.
— Tu la boucles, oui ? fit Bams en se penchant vers elle.
Il n’avait guère la manière. Ça se voyait qu’il n’avait jamais su parler aux femmes.
La souris le regarda avec des yeux hagards et continua son hululement.
— Tiens, chérie ! fit Bams.
Et il lui expédia entre les deux yeux un de ces marrons qu’un poids moyen encaisse à peine. La môme fit ouf et tomba en arrière, la tête blonde gracieusement inclinée sur l’épaule. Elle était coincée par l’autre strapontin et ne risquait pas de dégringoler.
— Vous me paierez ça, tas de fumiers ! grinça le milicien. Et avec les intérêts, encore !
— Ça m’étonnerait, mon joli, répliqua Bams. Ou alors faudra que tu fasses vite parce que je ne crois pas que tu aies beaucoup de temps devant toi.
— Où est-ce qu’on va, comme ça ? demanda-t-il.
C’était vrai. Fallait quand même y penser sérieusement. On ne pouvait pas se balader toute la nuit, ça finirait par devenir malsain. D’autre part, je me rendais parfaitement compte que pour faire parler ce gars, se serait plutôt duraille. Il ne fallait pas compter le faire attabler dans le taxi rien qu’en lui susurrant des mots gentils. Il fallait l’amener dans un coin discret et il y a des boulots qu’on répugne à faire même devant un chauffeur parfaitement dévoué.
Or, nous étions déjà à la porte de Pantin et ça ne me disait rien de traverser Paris avec ce couple de tourtereaux. Non pas que je craigne une manifestation quelconque du milicien. Il n’avait pas intérêt à appeler la police. Au contraire, sa seule chance, c’était de jouer le jeu jusqu’au bout et de tenter de nous échapper. Il savait très bien, après ce qui s’était passé chez Fredo et avec son pedigree, que s’il tombait dans les pattes des poulets il finirait inévitablement dans une distribution officielle de dragées offertes en son honneur.
Avec nous, tout n’était pas dit. Seulement, c’était la poule qui m’inquiétait. Vous ne voyez pas qu’elle se réveille et qu’elle remette ça avec ses hurlements ?
Ça finirait par un pépin. On est dans un pays civilisé, tout de même.
— Il a raison, ce toto, dit Bams. Où va-t-on ?
— J’ai une idée, répondis-je tout à coup. On va aller chez la mère de Jimmy. Jimmy était un pote à moi, expliquai-je au milicien. Il tenait à sa mère par-dessus tout. Il n’avait qu’elle au monde et elle n’avait que lui. Il a été abattu à Lyon dans une embuscade montée par la Gestapo. Moi-même, j’y ai coupé par miracle. On avait été balancés par un de tes bons copains, un nommé Riton. Jimmy a été descendu comme un chien, à coups de pétard. Ils ont traîné son corps par un pied, dans le ruisseau, pour le ranger des voitures. C’est te dire que sa mère ne porte pas les pourris dans son cœur.
Le milicien ricana. Je le regardai. Il pouvait toujours ricaner, il était livide. Je savais qu’il commençait à serrer les fesses.
— Il a bien dû se marrer, Riton, dit-il d’une voix rauque.
— Pas longtemps, répondis-je, et moins que moi. Je suis allé le buter chez lui, t’entends salope, je lui ai apporté la mort à domicile.
Jean-Pierre haussa les épaules.
— Un coup de flingue, c’est rien du tout. En principe, c’est fini tout de suite. Ça dépend où on est touché, évidemment, mais comme tu devais être pressé je pense que tu le lui as mis en pleine tête.
— Non, répondis-je. Je l’ai assommé d’un coup de bouteille et je lui ai cassé la tête à coups de marteau et à coups de pied, jusqu’à ce que je voie la cervelle, pour être bien sûr.
Moi aussi, maintenant, ma voix était rauque, rien qu’à évoquer ce souvenir affreux. Mais, en même temps, la rage m’envahissait.
— C’est trop rapide, estima Bams tranquillement. Il n’a pas souffert. Moi, je l’aurais étranglé. Ou alors je lui aurais ouvert les tripes, histoire de voir ce qu’il avait dans le ventre exactement.
Le mec eut l’air impressionné. Et j’avoue que je sentis un sale frisson me courir dans le dos, parce que j’avais vu Bams au travail et je savais qu’il l’aurait fait. Et avec le sourire encore.
— Ça m’étonnerait que la mère de Jimmy ne mette pas une pièce à notre disposition, quand on lui aura dit de quoi il retourne. Elle habite un pavillon tout ce qu’il y a de plus isolé, dans la banlieue, vers Aubervilliers, rue de Saint-Gobain, derrière l’usine. C’est un coin particulièrement désert. On va pouvoir rigoler.
Je connaissais l’endroit. J’y étais allé, les premiers temps, lorsque j’étais revenu à Paris. C’était une visite qui m’embêtait un peu, mais fallait la faire, en souvenir de mon copain.
J’avais raconté toute l’histoire à la pauvre femme, comment ça s’était passé. J’avais quand même pas osé lui dire comment qu’il était mort, c’était trop moche. Et, naturellement, j’avais dû subir la crise de larmes. Et c’était drôlement impressionnant, dans cette pièce pauvre, meublée d’objets vieillots, mal éclairée par un jour gris. Il pleuvait ce jour-là. On n’entendait que le crépitement de la flotte sur les vitres et le grondement sourd et éternel de l’usine. Parfois, le cri rauque d’une sirène déchirait le rideau de brouillard et de pluie. Tout cela donnait la même impression que les cimetières. En fait, c’en était un. C’était un cimetière de souvenirs de jours heureux, de petits bonheurs modestes. Et maintenant, ça sentait la vie finie, l’existence ratée. La mère de Jimmy était seule. Ses mains grises et ridées étaient vides. Il ne lui restait rien. Et tout ça parce qu’à Lyon une salope appelée Riton… Tout cela parce qu’une poignée de crapules l’avait démoli comme une bête, dans le claquement rageur des revolvers.
Je serrais les dents. La haine, de nouveau, m’envahissait. Je ne pensais même plus à Bodager, maintenant. Je pensais à mon vieux pote. Et près de moi je flairais le parfum d’eau de Cologne chère d’un de ces fumiers de miliciens. Alors ce n’était pas pour me calmer.
On arriva à Aubervilliers sur le coup de neuf heures et demie. Le taxi s’arrêta devant une pauvre bicoque, dans un coin perdu, au milieu d’autres maisons grises, noircies par les fumées industrielles et plus ou moins délabrées.