Le canal Saint-Denis, c’est à deux pas de là. On descendit de la bagnole, on jeta le cadavre à terre puis, en le tirant par un pied, on l’amena au bord du canal.
La nuit était déserte. Déjà, une légère odeur de printemps sourdait dans l’air glacé.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’impatienta Bams. Tu penses à ta gonzesse ?
Comme si j’avais une gonzesse !
— S’agit de faire fissa, dit mon pote. On va pas rester là toute la nuit, quand même, non ? Aide-moi.
On prit le corps de Jean-Pierre aux deux extrémités et on le balança. Il pesait drôlement lourd, la vache. On voyait qu’il était bien nourri.
On eut un mal de chien à le jeter assez loin du bord pour qu’il ne reste pas accroché aux cailloux de la berge.
Il tomba dans l’eau comme une masse. Je ne sais pas s’il resta un moment en surface. Dans l’obscurité, c’était difficile de le voir. En tout cas, le courant était assez rapide pour l’entraîner.
— Alors ? dit le Catalan. Tu dis ta prière des morts ? Reste pas là, Bon Dieu ! c’est pas prudent.
C’est marrant, j’avais le cœur serré. Et ce n’était pas à cause de la mort de cette salope, je me rendais compte qu’il se faisait en moi une drôle d’évolution. Oui, j’en étais arrivé à ce point que le meurtre me dégoûtait. De l’assassinat, j’en avais par-dessus la tête, et même du simple règlement de comptes. En somme, je devenais bourgeois, ma parole.
Je remontai dans la bagnole et m’assis, sans un mot, regardant défiler les rues sombres, mouillées de pluie et tachées de néon.
Peut-être que l’atmosphère n’y était plus. Peut-être que les circonstances n’étant plus les mêmes, mon esprit, aussi, avait changé. Buter un mec, je l’ai dit, c’est facile. C’est même trop facile. On s’y fait très aisément. Et puis on prend l’habitude. C’est comme le gars qui va au bistrot pour la première fois ou qui fume sa première cigarette. Le premier coup, c’est dégueulasse et après ça vient tout seul, une pipe en entraîne une autre, un verre appelle le suivant et les exécutions se suivent. C’est un coup à prendre, une habitude quoi, après, ça marche comme sur des roulettes.
Peut-être qu’il y avait trop longtemps que je n’avais pas eu de salades. Peut-être aussi que j’avais une trop lénifiante impression de sécurité pour que ça marche comme auparavant. Moi, en somme, je suis surtout un clandestin. C’est ça qui met du sel à mes histoires. Autrement je serais flic et je ferais sensiblement le même boulot. Si Bodager m’avait donné des faffes en règle et la protection de la police, voire son appui, je me demande si j’aurais marché. Ça ne m’aurait pas intéressé. J’aurais eu l’impression de faire un boulot trop facile, un travail de fonctionnaire. Et ce qui me minait, sans doute, c’était cette idée qu’en cas de coup dur, je n’avais qu’à raconter mon histoire aux poulets, dire ce qu’était Jean-Pierre et ce qu’il avait fait, pour que je sorte du Quai des Orfèvres la tête haute et les mains libres avec peut-être, en plus, des félicitations — sauf une engueulade, bien sûr, pour avoir enlevé le coupable. Mais ça, c’est pas un cas d’Assises.
Ce qu’il y avait de bien, avec Bams, c’est qu’il savait se taire et me foutre la paix lorsqu’il voyait que j’avais le cafard et que je gambergeais. On était à la gare du Nord lorsqu’il se décida à me demander ce que je comptais faire et où je voulais aller, parce qu’enfin on était maintenant dans Paris et faudrait voir à pas se balader toute la nuit.
— N’oublie pas, mon pote, que c’est une voiture volée. Lorsque le probloc va s’en apercevoir, il va faire un de ces ramdams ! Toutes les polices vont se mettre en chasse. Et je ne tiens pas à finir la java à la Santé.
— On a assez d’essence ?
Bams se pencha sur le tableau de bord.
— Le compteur marque douze litres. À part que tu veuilles aller à Marseille, je pense qu’on peut quand même naviguer un petit instant. En outre, j’ai trouvé deux bons de vingt litres dans la poche de la portière.
— T’es un homme de ressources.
— Alors, où va-t-on ?
— On va filer jusqu’à Livry-Gargan, répondis-je. On va tout liquider là-bas. Les salopards doivent se demander ce que leur copain est devenu, à part que la patronne du bistrot les ait affranchis, ce qui m’étonnerait quand même.
— À cette heure-ci ? s’exclama Bams.
— Oui, à cette heure-ci. Profitons-en pendant que je suis encore en forme parce que je me demande si ça va durer. J’ai compris maintenant pourquoi, depuis que je suis revenu à Paris, j’ai même pas réussi à casser une porte. J’ai vieilli, mon vieux, j’ai reçu un de ces coups de pompe qui comptent dans la vie d’un homme. La guerre m’a vidé, j’ai donné mon maximum. Alors, pendant que je traverse comme qui dirait un été de la Saint-Martin, profitons-en. Au demeurant, je crois que c’est une histoire qu’il faut régler le plus tôt possible. Demain, ils commenceront à prendre des précautions. Combien qu’ils sont, dans ce pavillon, qu’elle a dit, la vieille du bar ?
— Ils étaient trois, chacun avec sa souris. Maintenant, ils ne restent plus que deux, toujours avec les souris, ce qui fait quatre.
Et les souris, tu le sais comme moi, c’est parfois plus dangereux que les mâles.
Il freina brusquement, histoire de pas écraser un vélo-taxi qui venait juste de déboucher d’une rue adjacente.
— Alors, on part à la bagarre ? fit-il lorsque la route fut de nouveau libre.
— J’en ai peur, répondis-je.
Bams vira sur l’aile et on reprit la route que nous avions suivie, une heure avant, avec le chauffeur. Maintenant, c’était encore plus moche. Lorsqu’on était venus, il y avait encore un peu de monde. Il n’était pas tellement tard. Les gens attardés rentraient de leur bureau, ce qui donnait à la ville une certaine animation. Maintenant, rien du tout. De temps en temps à peine si on croisait une patrouille d’agents cyclistes ou des flics résignés, immobiles sous leur pèlerine, dans un paysage de maisons grises et de pluie d’hiver. Parfois, le vent les bousculait, essayait d’arracher leur capuchon.
À part ça, personne. On voyait bien, de loin en loin, une lumière qui filtrait sous des volets. Un mec était en train de se coucher, ou de lire tranquillement, dans un salon tiède. Ou peut-être qu’il essayait de tirer de sa femme une jouissance nouvelle, ou, en tout cas, toujours renouvelée. Et nous, on marchait au baroud.
Dans la poche de mon veston, je sentais la lourdeur familière de mon flingue. À travers le pare-brise, devant moi, je regardais la nuit trouée par les phares jaunes. J’avais les sourcils froncés et je serrais les dents.
Et brusquement je me sentis saisi de colère. Ainsi, toute la vie, ça serait la même histoire ? Je passerais mon existence à jouer à chat-perché avec la mort, à flinguer des mecs d’un côté en attendant qu’eux-mêmes me flinguent.
Bien sûr, je gagnais pas mal de galette. Je sortais le pognon comme je voulais et je pouvais me permettre d’oublier cinquante mille balles, comme je l’avais fait ce soir, sur le buffet de la mère à Jimmy, parce qu’il fallait bien qu’elle croûte, elle aussi. Je savais que le lendemain je pourrai en avoir d’autres. Mais jamais je n’aurai l’existence paisible de ces employés à vingt-cinq sacs par mois. Ils grattaient comme des nègres toute la journée, d’accord, mais le soir ils rentraient dans un petit appartement coquet, ils mettaient les pieds sous la table, et ils se cognaient une bonne soupe servie par les mains de la femme qu’ils aimaient. Ils pouvaient se coucher tranquilles et faire l’amour toute la nuit, si ça leur chantait. Ils ne risquaient pas d’être interrompus dans leurs ébats par les coups dans la porte. Et sans savoir encore qui les donnait, si c’était la Police ou les truands, ce qui n’aurait rien changé à l’histoire, d’ailleurs, car, pour moi, l’un ou l’autre était aussi néfaste.