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Il se pencha vers moi et tendit son bras vers ma tempe. Le Mauser luisait d’un éclat bleuté. Je vis son doigt nerveux prendre doucement le mou de la détente. Ça devait l’exciter, ce fumier-là, de tuer lentement.

Moi, je me disais que, cette fois, bonsoir la compagnie. On allait tirer le rideau sur quelques siècles en admettant que la théorie de la réincarnation soit valable.

Quelque chose bouleversait mes tripes. Une sueur glacée coulait dans mon dos. J’avais peur, une abominable frousse. Je me sentais veule, effroyablement lâche.

— Simon ! hurla l’autre milicien, ne fais pas ça !

— Ta gueule !

L’émotion du type était telle qu’il en laissa tomber le Luger qu’il m’avait fauché, lequel atterrit près de ma tête. Ça se serait passé trois secondes plus tôt, j’aurais eu une chance suprême. Maintenant, c’était trop tard. Tout arrivait trop tard. Et lorsque Bams entrerait dans la bagarre, il serait encore une fois trop tard. J’aurais des petites ailes dans le dos et je m’élèverais dans l’azur au milieu de la musique céleste.

— Tiens, poulet ! fit Simon.

Son index eut une contraction rapide. Je fermai les yeux. J’entendis un tout petit claquement métallique et c’est tout.

Je rouvris les châsses.

— Merde ! brailla Simon, en se redressant.

Je compris tout de suite ce qui s’était passé. Ce corniaud, dans son désir de me ratatiner au plus vite, n’avait oublié qu’un truc, c’était d’armer son flingue. Il avait bien tiré le cran de sûreté mais il avait omis de faire glisser une balle dans le canon. J’avais un répit d’une seconde.

Je fis un saut de grenouille, et me trouvai nez à nez avec le visage sans expression de Simon. Mon poing partit, à la volée, comme si je balançais une grenade. Ça l’étourdit un peu et il chancela. En outre, c’était un instinctif, comme la plupart des assassins, il ne pensa plus à son pétard. Tout son instinct le poussa à essayer de me rendre la mornifle. Il n’y parvint pas. J’étais plus souple que lui et je me débrouillai pour faire un bond en arrière et me baisser vivement.

Lorsque je me relevai j’avais le Luger dans les pattes. Et celui-là, il était armé, je vous prie de le croire.

— Lâche ça ! gronda Simon, lorsqu’il vit le joujou.

— Oui monseigneur, ricanai-je.

J’en tremblais encore. En même temps, je ne sais pas pourquoi, ça devait être la réaction nerveuse, je me sentais saisi d’une énorme envie de me marrer.

Mais ce mec-là, il m’en avait fait trop voir. J’avais jamais été dans une situation aussi moche.

— Prends ça, dis-je.

J’appuyai sur la détente. Les deux coups partirent en même temps, le sien et le mien. Seulement, je connais la technique de ce genre de truc et je sais tirer tout en faisant un bond de côté. Simon gémit et se plia en deux, en se tenant les tripes, juste au-dessous du nombril, à un endroit particulièrement sensible, où ça fait vachement mal et qui ne vous permet de crever qu’au bout de trois ou quatre heures de contorsions. Il en avait laissé tomber son gros Mauser que j’écartai d’un coup de pied.

Dans mon dos, quelqu’un pleurait, très doucement.

— Bams ! criai-je, ne tire pas. Amène la poupée ici.

Je me retournai. C’était l’autre milicien. Il avait reçu dans l’estomac le pruneau qui m’était destiné et qui était passé juste à la place que j’occupais précédemment.

— Comment t’appelles-tu ? demandai-je, bêtement, comme si ça avait de l’importance.

— Michel… et là-dessus un nom quelconque, bien français. J’ai vingt ans.

Il se tenait très droit, appuyé à la table. Il laissait pendre l’autre main. Au milieu de son gilet, on voyait un petit trou et une tache rouge qui s’élargissait.

Le sang gouttait doucement sur le plancher.

Sur le visage trop jeune du milicien, les larmes suivaient l’arête du nez, coulaient jusqu’aux commissures des lèvres.

Vingt ans ! Qu’est-ce qu’il était allé faire dans cette galère, ce tordu ?

L’autre môme était adossée au fond de la salle, les yeux agrandis d’horreur, la bouche ouverte.

Le nommé Simon était en train de crever tout doucement sur le plancher et son sang se mélangeait à celui de son copain.

— Vingt ans ! répétai-je. Qu’est-ce qui t’as pris de t’embringuer là-dedans ?

— Ce n’est pas que j’y croyais tellement, mais c’est à cause d’Odile.

— La souris qui est dans le hall, à la garde de mon copain ?

— Oui.

Je m’approchai de la table et me cognai un grand verre de cognac aux frais de la Milice française. J’avais bien besoin de ça. Il me semblait que la vie revenait en moi, qu’elle me pénétrait par le gosier et descendait jusqu’à mon ventre.

— Faut-il que tu sois cave, tout de même ! C’est vrai que moi, je n’ai pas grand-chose à te reprocher. Je suis à peu près dans le même cas que toi. Seulement, j’ai eu la veine de miser sur la bonne carte. En outre, ça m’aurait drôlement empoisonné de me conduire comme vous vous êtes tous conduits, de balancer aux boches le mecton avec qui on a l’habitude de boire l’apéro ou le boulanger du coin. Quand vous ne vous mêliez pas vous-mêmes de la torture.

Il eut un petit sourire triste :

— On n’a pas tous fait ça. Moi, j’ai rien fait.

— Personne n’a rien fait, aujourd’hui. C’est marrant. En tout cas, moralement, vous êtes solidaires.

Bams entrait, précédé par la poule, le pétard dans les reins.

— C’est celle-là, ta poupée ?

Odile me regarda d’un air furieux.

— Oui.

La môme regarda alors Michel. Elle pâlit un peu, devant tout ce sang répandu et devant le nommé Simon à qui le diable n’arrivait pas à arracher l’âme. Mais elle ne broncha pas. Elle n’eut aucun élan vers lui.

— Je l’aime, dit le môme. Je me suis engagé là-dedans pour ne pas partir en Allemagne, pour ne pas la laisser. Je pensais que si je m’éloignais elle m’oublierait peut-être et me plaquerait. Je voulais absolument rester à Paris. Je croyais que c’était une bonne idée.

— Parlons-en de tes bonnes idées ! ricana la fille. Est-ce que tu te rends compte dans quel bain tu m’as fourrée ?

Je la regardai avec surprise. Ses yeux brillaient de colère et elle agitait sa chevelure comme un lion un soir d’orage.

— Mais, Odile…

— Il n’y a pas de « mais Odile » ! Tu étais tout content de rester à Paris. Seulement, quand ça a mal tourné, il a fallu se tailler, et j’ai dû filer avec toi parce que j’étais repérée comme étant la maîtresse d’un milicien et je ne voulais pas qu’on me tonde.

— Ça aurait été dommage.

Elle me lança un regard aigu.

— N’est-ce pas ? dit Bams.

— J’en ai marre, moi, d’être toujours en cavale. Et maintenant, je ne sais pas ce qui va m’arriver.

— Je vais mourir, Odile, dit le milicien, doucement.

— Tu vas mourir, répéta-t-elle, et moi je vais aller en taule. Qui sait pour combien de temps. Bon sang ! lorsque je t’ai connu, il aurait mieux valu que je me tienne tranquille. Les hommes, vous êtes tous les mêmes, au début vous avez la bouche pleine de belles promesses, on vous écoute et puis on se trouve brusquement dans la plus sordide des mélasses.

Je pensais qu’à cette époque-là il avait aussi les poches bourrées de fric et de cigarettes. Ça devait être un de ces petits gars à semelles triples qui hantaient les bars trop chics et pas assez discrets, et trafiquaient de lames de rasoirs et de plaques de chocolat. Ça devait être dans ce milieu-là qu’ils s’étaient connus, tous les deux. Mais lui, il avait malgré tout gardé cette pureté de l’amour.