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Bon.

En plein boum de la bagarre, ils entendent un mec hurler d’une manière qui ne laisse aucun doute sur son état de santé. Ils en concluent ce que n’importe qui aurait conclu : il y en a un qui a morflé.

Donc il ne reste qu’un combattant. Et tout à coup ils voient une ombre s’élancer, sauter par-dessus les balustres avec une vélocité qui prouve que si quelqu’un s’est fait moucher ce n’est certainement pas celui-là.

Il est donc évident que le survivant, se sentant seul, et perdu, car il ne pourra pas tenir toute la vie devant les autres, a décidé de jouer rip. C’est lui qu’on a vu s’esbigner à toute pompe. Et le deuxième terroriste est encore derrière les caisses. Bien malade, s’il n’est pas mort.

Il n’était donc pas utile de leur part d’insister et de brûler inutilement de la poudre. Le fuyard, on le retrouverait en temps et en heure. Quant à l’autre, on allait le chercher. Et tout de suite encore. De mon abri, j’entendis des ordres rauques, puis je vis quelques hommes se mettre précautionneusement en route vers l’extrémité de la passerelle. L’aventure du sergent leur suffisait, ils tenaient quand même à ne rien risquer inutilement.

Bams avait le temps, mais c’était quand même le moment pour lui de leur jouer la fille de l’air.

Et brusquement, j’entendis galoper au-dessus de moi et je vis une ombre tomber à l’endroit où j’étais moi-même tombé, dans une arrivée impeccable, digne du style d’un champion.

C’était Bams.

Un concert d’imprécations monta de la passerelle et la fusillade reprit, plus nourrie que jamais.

Les boches n’en revenaient pas de s’être laissés baiser. Ils n’y comprenaient plus rien. Ils en conclurent sans doute que le milicien s’était gouré et que nous étions trois, pourquoi pas quatre, ou plus ? Peut-être avions-nous reçu du renfort ?

En définitive, ils reprirent comme objectif la pile de caisses.

Nous prîmes le pas de course vers l’amont de la Robine et nous émergeâmes à la vie civilisée à la hauteur d’un moulin à eau. Nous nous éloignâmes le plus rapidement possible. S’agissait pas de moisir sur les lieux.

Dans notre dos, la fusillade continuait toujours. La moitié de la ville, maintenant, devait être réveillée. Les gens du patelin n’osaient pas mettre le nez à la fenêtre, c’était toujours ça. Ils devaient s’imaginer que c’était le débarquement et que les Anglais, remontant la Robine, avaient pris les tours sarrasines pour objectif.

Bams se mit à rire.

— Qu’est-ce qu’il te prend ? dis-je.

— Je serais curieux de voir la tête qu’ils vont faire quand ils vont s’apercevoir qu’ils tirent depuis un quart d’heure sur des caisses, comme s’ils étaient à l’exercice.

— Et moi, dis-je, c’est la bille du patron du bistrot, demain, lorsqu’il se rendra compte qu’avec leurs jeux idiots ils lui ont cassé toutes ses bouteilles vides. Ce coup-ci, c’est fini, comme il faut donner le vide pour avoir le plein, on ne boira plus jamais de bière dans son café.

— Je m’en fous, répliqua Bams. Je n’aime pas la bière. C’est amer et c’est indigeste. Parle-moi d’un bon grenache bien frais ou d’un pastis d’avant-guerre.

— Tais-toi, répondis-je, ne me torture pas. J’ai une soif du tonnerre, je ne sais pas si c’est à cause de ce vent maudit, je me sens sec comme de l’amadou. Si on me met une allumette au bout des doigts je m’enflamme.

Cependant, nous continuions notre route au milieu de la ville déserte.

— Je me demande quand même comment nous allons nous en sortir, dis-je. Pas question d’aller dormir à la gare. C’est un truc à se faire emballer, et sérieusement ce coup-ci. Or, il est à peine minuit et demi. Notre train ne part qu’à cinq heures, on a quatre heures à patienter.

— À s’impatienter, tu veux dire ! Parce que moi, pas question de fermer l’œil après ce qui vient de se passer.

Tout en discutant, nous avions longé un grand square, puis nous nous étions égarés dans des rues tortueuses, toujours sans rencontrer âme qui vive. De fil en aiguille, à force de marcher au hasard, nous nous trouvâmes devant la gare.

— Au fait, dis-je, on peut toujours entrer se réchauffer un peu dans le hall. On sera mieux que dehors.

Comme je n’avais rien à faire d’autre, je me mis à faire les cent pas. Nous avions décidé de nous séparer, Bams et moi, afin de ne pas attirer l’attention, d’abord. Ensuite, de cette manière, si l’un de nous était pris, l’autre avait au moins une chance de filer.

Du reste, le hall était désert. Il était gris, sinistre, comme dans beaucoup de gares de province. De temps en temps, d’un pas nonchalant, un employé ensommeillé enveloppé dans son manteau bleu marine traversait la salle des pas-perdus. Ou bien un voyageur solitaire, chargé — naturellement ! — d’une énorme valise.

Au bout d’un certain temps, plusieurs personnes arrivèrent, l’une après l’autre, par petits groupes. Cela annonçait le départ d’un train, car la Kommandantur ne délivrait pas d’ausweiss de nuit pour aller attendre un parent à la gare. Donc ces gens partaient.

Je me plantai devant le grand tableau qui annonce le départ et l’arrivée des trains, et je vis qu’il y avait un omnibus pour Montpellier dans quelques minutes, via Béziers et Sète.

Ça, c’était une affaire ! Pas question de prendre le dur jusqu’au terminus car on risquait d’être dépassé en route par l’express de Marseille qui devait nous déposer à Tarascon, mais enfin, l’essentiel était de sortir au plus tôt du traquenard que cette ville constituait pour nous.

Le mieux, c’était de filer à Béziers avant que les flics ou les boches viennent nous demander des renseignements sur nos opinions politiques.

Je fonçai au guichet, pris deux allers pour Béziers et retournai rejoindre Bams.

J’étais à trente mètres de lui lorsque je m’arrêtai, glacé. Un grand gaillard, la main dans la poche, se plantait juste devant mon copain et l’interpellait.

CHAPITRE 3

Je glissai ma main dans la poche de ma canadienne. Il me restait environ la moitié d’un chargeur dans la culasse de mon revolver et j’étais bien déterminé, étant donné ce que je savais de ces gens et ce qui m’attendait si je tombais dans leurs sales pattes, à m’en servir. Et plutôt deux fois qu’une.

Mais je poussai presque aussitôt un soupir de soulagement. Bams tendait sa cigarette au type, qui, lui, se penchait, rallumait précautionneusement son mégot, touchait du doigt le bord de son chapeau et s’éloignait.

Évidemment, l’inconnu ne savait pas à qui il avait eu affaire, et la mortelle angoisse dans laquelle il nous avait plongés tous les deux. Car je supposais que Bams, lui aussi, avait dû recevoir un foutu choc lorsque ce mec l’avait abordé.

— Tu as dû avoir une sacrée trouille ! lui dis-je, lorsque je l’eus rejoint.

— M’en parle pas ! répliqua le copain. Il a eu de la veine d’être un passant anonyme, sinon je l’ouvrais comme un livre.

Il sortit la main de la poche de son manteau et, l’espace d’un éclair, je vis luire la longue lame courbe de la navaja ouverte.

Je frissonnai. Je commençai à m’habituer à déquiller des mecs, c’est vrai. Depuis cette nuit de décembre où j’avais liquidé Hermine et ses deux gestapistes, j’avais plutôt fait des ravages dans les camps allemands et miliciens. Pourtant, la vision de cette lame froide me glaçait.

J’ai horreur de ces trucs-là. Il me suffit d’imaginer le bruit de soie que fait la chair qui se déchire pour être désagréablement impressionné.