— Viens, dis-je, j’ai trouvé une combine. Ce n’est pas la peine d’attendre ici qu’on vienne nous cueillir. On va filer à Béziers.
— Par quel moyen ?
— Il y a un train dans cinq minutes. C’est un omnibus.
— Tu crois qu’on trouvera facilement un hôtel là-bas ?
— Pas question. D’ailleurs, avec les manœuvres, contre-manœuvres et tout le diable à quatre qu’on va certainement effectuer dans chaque localité du parcours, on ne sera pas là avant deux ou trois heures du matin. Tu vois que ce ne sera pas la peine de songer même à se coucher. On roupillera un peu dans l’omnibus, parce que dans l’express, faut pas compter avoir une place assise.
— Ah ! là, là ! quel gâchis ! gémit Bams. J’en ai ma claque, moi. Depuis la guerre je n’avais jamais passé une aussi sale nuit.
— Ce n’est quand même pas la première fois que tu ne te couches pas, non ?
— Non, bien sûr, mais les autres fois, c’était pour faire la foire et courir les filles. Tu conviendras que ce n’était pas la même chose. À ces moments-là, on n’a plus sommeil.
En parlant ainsi, on avait franchi le portillon et gagné le quai. Le train était devant nous, tout fumant. Personne ne nous avait rien demandé.
On s’installa confortablement dans un compartiment presque désert. À cette heure-ci et dans ce genre de tortillard, il n’y avait pas grand monde. Le compartiment était absolument plongé dans le noir, à cause qu’il n’y avait pas de rideaux et que la défense passive n’était pas même satisfaite de la lumière bleue.
Pourtant, parole, on ne risquait pas d’être repérés du dehors, parce que ces wagons, c’était plutôt un assemblage de planches mal jointes qui laissaient passer le souffle vivifiant de la tempête. On avait l’impression d’être véhiculé dans un train de caisses à œufs plutôt que dans un endroit où les humains peuvent décemment être invités à payer leur place. En plus, ça sentait mauvais.
Cette abominable odeur provenait d’un gnard, assis en face de moi, et qui fumait sa pipe en grimaçant. Faut dire qu’il y avait de quoi.
Je me penchai sur lui courtoisement, comme un fumeur impénitent privé de son vice et qui recherche une combine pour remédier à cette pénurie.
— Qu’est-ce que vous fumez ? demandai-je.
— C’est un mélange à ma façon, dit-il. Il y a un peu de barbe de maïs, de l’armoise et un tiers de tabac sauvage.
On appelait tabac sauvage, dans le Midi, le tabac que les paysans faisaient pousser dans leurs jardins. Après quoi on laissait sécher les feuilles, qui restaient miraculeusement vertes sans que jamais personne ait réussi à les faire brunir, malgré les mille solutions dans lesquelles on les trempait. Puis on les broyait dans la paume de la main ou on les coupait en tranches, selon les goûts. C’était affreux, comme odeur. Ça sentait à la fois la paille brûlée et l’herbe médicinale. On se demande comment la famille du fumeur pouvait tenir le coup. On se demande aussi, du reste, comment personne n’ait claqué d’un tel régime. Faut croire que l’être humain est drôlement résistant.
— Je fais sécher toutes les herbes ensemble après les avoir convenablement mélangées, de façon qu’elles prennent toutes le goût du tabac.
Je me demande où il le trouvait, « le goût du tabac », dans cet enfumoir, le pauvre type !
Il paraissait très fier de sa formule. Il la donnait complaisamment. Il s’imaginait sans doute que je la lui demandais pour en faire mon profit.
— … Et voilà ! conclut-il triomphalement. Vous le trouvez bon ?
— C’est exécrable, estima Bams, détruisant d’un mot tous les espoirs du malheureux.
Le pauvre diable eut un sourire triste.
— Que voulez-vous, j’ai des gosses, et au prix où est le gris au marché noir…
J’eus pitié de cette victime de l’imbécillité ambiante.
— Je reviens de la frontière, dis-je, je vais vous donner un paquet de tabac espagnol.
Je fouillai la poche intérieure de mon veston et lui tendis un paquet plat. Il faisait partie de la dernière distribution. C’étaient les copains espagnols qui tenaient la frontière qui nous en avaient fait profiter. Ils l’avaient piqué je ne sais plus où ni à qui, à une caserne de carabineros, en territoire ibérique je crois bien. Ils leur avaient enlevé même leurs godasses.
Le pauvre bougre ne savait comment me remercier.
— Je vous dois combien ? dit-il en se fouillant. Dans l’ombre, je devinais qu’il tremblait de joie et que ses yeux brillaient.
— Rien du tout, dis-je, c’est un cadeau.
— Mais on ne fait pas de cadeaux comme ça, aujourd’hui !
— Laissez les gens se débrouiller dans leurs salades, conseilla Bams. Ce n’est pas une raison parce que la plupart des gens se conduisent comme des salauds qu’il faut en faire autant, n’est-ce pas ?
Nous entrions en gare de Coursan aussi lentement que si la locomotive avait marché sur des aiguilles.
Ensuite de quoi il y eut un arrêt brusque qui précipita la moitié du compartiment contre l’autre moitié. Ce manque d’égards provoqua un vacarme de protestations. Cependant, aussitôt, le train repartit en arrière, à toute pompe cette fois. Quant aux voyageurs ils pouvaient bien crever dans leurs caisses, s’ils le voulaient. On les autoriserait à descendre en gare de Coursan, pour ceux qui allaient là, lorsqu’on aurait fini de débarquer les colis et la camelote, c’est-à-dire quand on n’aurait plus rien à faire de sérieux.
Faut avoir voyagé dans ces trains de l’Occupation pour bien se rendre compte à quel point on se foutait complètement de nous. Un troupeau, qu’elle était la Nation à ce moment-là, un troupeau vil, pleutre, acceptant tous les coups de pied au cul qu’on lui envoyait et s’estimant honorée, encore, et honorable, ce qui est pire.
— Je ne comprends pas, dit quelqu’un, qu’on nous traite comme ça ! Je voyage tous les jours. Je prends quotidiennement le même train, Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, je ne suis jamais arrivé à la même heure ! Mais, par contre, toujours avec du retard. Dites-moi un peu ce qu’ils fabriquent, maintenant, dans cette gare de malheur.
La colère le prit, il se jeta sur la portière et interpella un employé qui longeait la voie en balançant une lanterne parfaitement éclairée, alors que le voyageur, because défense passive, se morfondait dans un cirage opaque.
— Alors, sans blague ? On va bientôt partir ?
L’autre haussa les épaules et éclata de rire. Il s’en foutait, cet homme, c’était visible, plus que de n’importe quoi au monde. Que le train parte ou qu’on nous retrouve tous momifiés à la même place, dans dix ans d’ici, lui était parfaitement indifférent.
— C’est dégoûtant, dit le voyageur en revenant à sa place, d’être aussi ostensiblement pris pour des cons !
— Je suis sûr que le Maréchal ne sait pas comment ça se passe, sinon, avec lui, ce serait vite fait ! dit une femme.
— C’est ça, dit un homme, qui jusqu’à présent n’avait pas pipé mot, et qui avait la voix d’un camelot, comptez là-dessus. Le Maréchal, il s’en tamponne encore plus fort que les autres.
Aussitôt, un silence de mort s’abattit sur notre petit groupe. Ce type était trop franc, c’était louche. Peut-être s’agissait-il d’un agent provocateur ? C’en était farci. En admettant même sa bonne foi, du reste, on ne savait rien des autres voyageurs, ni de ceux des compartiments voisins.
— Je lui ai écrit, moi, une fois, à Pétain, pour protester contre une saloperie qu’on m’avait faite. On m’a viré de l’Administration sous prétexte que mon père était étranger. C’était vrai. Mais ça ne m’a pas empêché d’aller me faire casser la figure au front, comme tout le monde, et quand je dis tout le monde… Vous savez comment il m’a répondu ?