Dans le rang, on ne voit rien: parfois, quand on a le nez dessus à la suite d'un remous, on est bien forcé de discerner le fer-blanc d'une gamelle l'acier bleuté d'un casque, l'acier noir d'un fusil. D'autres fois, au jet d'étincelles éblouissantes qui fusse d'un briquet, ou à la flamme rouge éployée sur la hampe lilliputienne d'une allumette, on perçoit, au-delà de proches et éclatants reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandes irrégulières d'épaules casquées qui ondulent comme des vagues à l'assaut de l'obscurité massive. Puis tout s'éteint et, pendant que les jambes font des pas, l'œil de chaque marcheur fixe interminablement la place présumée du dos qui vit devant.
Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux – qu'on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l'aveuglement, dans l'atmosphère d'encre – l'aube s'indique, se délaie, s'empare de l'espace. Les murs de l'ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l'ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.
On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d'ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meutries. Les figures demeurent grises et noires: on dirait qu'on s'arrache mal de la nuit; on n'arrive plus jamais maintenant à s'en défaire tout à fait.
C'est dans un nouveau cantonnement que le grand troupeau régulier va, cette fois, au repos. Quel sera ce pays où l'on doit vivre huit jours? Il s'appelle, croit-on (mais personne n'est sûr de rien), Gauchin-l'Abbé. On en dit merveille:
– Paraît qu'c'est tout à fait à la coque!
Dans les rangs des camarades dont on commence à deviner les formes et les traits, à spécialiser les trognes baissées et les bouches bâillantes, au fond du crépuscule du matin, s'élèvent des voix qui renchérissent:
– Jamais on n'aura eu un cantonnement pareil. Y a la Brigade. Y a l'Conseil de Guerre. Tu y trouves de tout chez les marchands.
– Si y a la Brigade, y a du pied.
– Tu crois qu'on trouvera une table pour manger pour l'escouade?
– Tout c'qu'on voudra, j'te dis!
Un prophète de malheur hoche la tête:
– Ce que sera c'cantonnement où on n'a jamais été, j'sais pas, dit-il. Mais c'que j'sais, c'est qu'i' s'ra pareil aux autres.
Mais on ne le croit pas, et, au sortir de la fièvre tumultueuse de la nuit, il semble à tous que c'est d'une espèce de terre promise qu'on s'approche à mesure qu'on marche du côté de l'orient, dans l'air glacé, vers le nouveau village que va apporter la lumière.
On atteint, au petit jour, en bas d'une côte, des maisons qui dorment encore, enveloppées dans des épaisseurs grises.
– C'est là!
Ouf! On a fait ses vingt-huit kilomètres dans la nuit…
Mais, quoi donc?… On ne s'arrête pas. On dépasse les maisons, qui se renfoncent graduellement dans leur brume informe et le linceul de leur mystère.
– Paraît qu'faut encore marcher longtemps. C'est là-bas, là-bas!
On marche mécaniquement, les membres sont envahis d'une sorte de torpeur pétrifiée; les articulations crient et font crier.
Le jour est tardif. Une nappe de brouillard couvre la terre. Il fait si froid que pendant les haltes les hommes écrasés de lassitude n'osent pas s'asseoir et vont et viennent comme des spectres dans l'humidité opaque. Un vent âpre d'hiver flagelle la peau, balaye et disperse les paroles, les soupirs.
Enfin le soleil perce cette buée qui s'étale sur nous et dont le contact nous trempe. C'est comme une clairière féerique qui s'ouvre au milieu des nuages terrestres.
Le régiment s'étire, se réveille vraiment, et lève doucement ses faces dans l'argent doré du premier rayon.
Puis, très vite, le soleil devient ardent, et alors, il fait trop chaud.
On halète dans les rangs, on sue, et on grogne plus encore que tout à l'heure, lorsqu'on claquait des dents et que le brouillard nous passait son éponge mouillée sur la figure et les mains.
La région que nous traversons dans la matinée torride, c'est le pays de la craie.
– I's empierrent avec de la pierre à chaux, ces salauds-là!
La route s'est faite aveuglante et c'est maintenant un long nuage desséché de calcaire et de poussière qui s'étend au-dessus de notre marche et nous frotte au passage.
Les figures rougeoient, se vernissent et brillent; telles faces sanguines semblent enduites de vaseline; des joues et des fronts se plaquent d'une couche bise qui s'agglutine et s'effrite. Les pieds perdent leur vague forme de pieds, et semblent avoir barboté dans des auges de maçons. Le sac, le fusil se saupoudrent de blanc, et notre foule en longueur trace à droite et à gauche un sillage laiteux sur les herbes de bordure.
Pour comble:
– À droite! Un convoi!
On se porte sur la droite, à la hâte, non sans bousculades.
Le convoi de camions – longue chaîne d'énormes bolides carrés, enroulés dans un infernal tintamarre – se rue sur la route. Malédiction! Il soulève à mesure, en passant, l'épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jette à la volée sur les épaules!
Nous voici habillés d'un voile gris clair et sur nos figures se sont posés des masques blafards, plus épais aux sourcils, aux moustaches, à la barbe et dans les stries des rides. Nous avons l'air d'être à la fois nous-mêmes et d'étranges vieillards.
– Quand on s'ra vioques, c'est comme ça qu'on sera laids, dit Tirette.
– Tu craches blanc, constate Biquet.
Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues de plâtre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes d'humanité.
On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur à accomplir. Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de la poussière. L'interminable effort nous contracte, et nous bonde de morne lassitude et de dégoût.
On aperçoit enfin l'oasis tant poursuivie: au-delà d'une colline, sur une autre colline plus haute, des toits ardoisés dans des bouquets de feuillage d'un vert frais de salade.
Le village est là; le regard l'embrasse; mais on n'y est pas. Longtemps il a l'air de s'éloigner à mesure que le régiment rampe vers lui.
À la fin des fins, sur le coup de midi, on arrive à ce cantonnement qui commençait à devenir invraisemblable et légendaire.
Le régiment, au pas cadencé, l'arme sur l'épaule, inonde jusqu'aux bords la rue de Gauchin-l'Abbé. La plupart des villages du Pas-de-Calais se composent d'une seule rue. Mais quelle rue! Elle a souvent plusieurs kilomètres de longueur. Ici, la grande rue unique se sépare en fourche devant la mairie et forme deux autres rues: la localité est un vaste Y irrégulièrement ourlé de façades basses.
Les cyclistes, les officiers, les ordonnances se détachent du long bloc mouvant. Puis, par fractions, à mesure qu'on avance, des hommes s'engouffrent sous les porches des granges, les maisons d'habitation encore disponibles étant réservées aux officiers et aux bureaux… Notre peloton est d'abord conduit au bout du village, puis – il y a eu malentendu entre les fourriers à l'autre bout, celui par où nous sommes entrés.