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– C'est vrai, lui répondit poliment Paradis.

– Il est drôle, dit Mesnil André entre ses dents, tout en cherchant sa glace dans sa poche, pour contempler ses traits flattés par le beau temps.

– Il est louf, murmura Barque, béatement.

– J'vous quitte, dit le vieux, tourmenté, et ne tenant pas en place.

Il se leva pour aller à nouveau chercher son trésor.

Il entra dans la maison à laquelle nos dos s'appuyaient; il laissa la porte ouverte et, par là, on aperçut dans la chambre, au pied de la cheminée géante, une petite fille qui jouait à la poupée si sérieusement que Volpatte réfléchit et dit:

– Alle a raison.

Les jeux des enfants sont de graves occupations. Il n'y a que les grandes personnes qui jouent.

Après avoir regardé passer les bêtes et les promeneurs, on regarde le temps qui passe, on regarde tout.

On voit la vie des choses, on assiste à la nature, mêlée aux climats, mêlée au ciel, teinte par les saisons. Nous nous sommes attachés à ce coin de pays où le hasard nous a maintenus, au milieu de nos perpétuels errements, plus longtemps et plus en paix qu'ailleurs, et ce rapprochement nous rend sensibles à toutes ses nuances. Déjà, le mois de septembre, lendemain d'août et veille d'octobre et qui est par sa situation le plus émouvant des mois, parsème les beaux jours de quelques fins avertissements. Déjà, on comprend ces feuilles mortes qui courent sur les pierres plates comme une bande de moineaux.

En vérité, on s'est habitué, ces lieux et nous, à être ensemble. Tant de fois transplantés, nous nous implantons ici, et nous ne pensons plus réellement au départ, même lorsque nous en parlons.

– La onzième Division est bien restée un mois et demi au repos, dit Volpatte.

– Et le 375e, donc, neuf semaines! reprend Barque, irréfutablement.

– Pour moi, nous resterons pour le moins autant, pour le moins, je dis.

– On finirait bien la guerre ici…

Barque s'attendrit et n'est pas loin de le croire.

– Après tout, elle finira bien un jour, quoi!

– Après tout!… redisent les autres.

– Évidemment, on n'sait jamais, fait Paradis.

Il dit cela faiblement, sans grande conviction. Pourtant c'est une parole contre laquelle il n'y a rien à répondre. On la répète doucement, on s'en berce comme d'une vieille chanson.

Farfadet nous a rejoints depuis un moment. Il s'est placé près de nous, un peu à l'écart cependant, et s'est assis, les poings au menton, sur une cuve renversée.

Celui-là est plus solidement heureux que nous. On le sait bien; lui aussi le sait bien: relevant la tête, il a regardé successivement du même œil lointain, le dos du vieux qui allait à la chasse de son trésor, et notre groupe qui parlait de ne plus s'en aller! Sur notre délicat et sentimental compagnon brille une sorte de gloire égoiste qui en fait un être à part, le dore et l'isole de nous, malgré lui, comme des galons qui lui seraient tombés du ciel.

Son idylle avec Eudoxie a continué ici. Nous en avons eu des preuves, et même, une fois, il en a parlé.

Elle n'est pas loin, et ils sont bien près l'un de l'autre… Ne l'ai-je point vue passer, l'autre soir, le long du mur du presbytère, la chevelure mal éteinte par une mantille, allant visiblement à un rendez-vous, ne l'ai-je point vue, se hâtant, penchée et commençant déjà à sourire?… Bien qu'il n'y ait encore entre eux que des promesses et des certitudes, elle est à lui, et c'est lui l'homme qui la tiendra dans ses bras.

Et puis, il va nous quitter: il va être appelé à l'arrière, à l'État-Major de la Brigade, où on a besoin d'un malingre qui sache se servir de la machine à écrire. C'est officiel, c'est écrit. Il est sauvé: le sombre futur, que les autres n'osent pas envisager, est précis et clair pour lui.

Il regarde une fenêtre ouverte, qui donne sur le trou noir d'une chambre quelconque, là-bas; il s'éblouit de cette ombre de chambre: il espère, il vit double. Il est heureux; car le bonheur prochain, qui n'existe pas encore, est le seul ici-bas qui soit réel.

Aussi un pauvre mouvement d'envie naît autour de lui.

– On n'sait jamais! murmure Paradis à nouveau, mais sans plus de conviction que les autres fois qu'il a proféré, dans l'étroitesse de notre décor d'aujourd'hui, ces mots démesurés.

CHAPITRE SEPTIÈME Embarquement

Barque, le lendemain, prit la parole et dit:

– J'vas t'expliquer ce qui en est. Y en a qui gou…

Un féroce coup de sifflet coupa son explication, net, à cette syllabe.

On était dans une gare, sur un quai. Une alerte nous avait, dans la nuit, arrachés au sommeil et au village, et on avait marché jusqu'ici. Le repos était fini; on changeait de secteur; on nous lançait ailleurs. On avait disparu de Gauchin à la faveur des ténèbres, sans voir les choses et les gens, sans leur dire adieu du regard, sans en emporter une dernière image.

… Une locomotive manœuvrait, proche à nous coudoyer, et elle braillait à pleins poumons. Je vis la bouche de Barque, bouchée par la vocifération de cette voisine colossale, prononcer un juron: et j'apercevais grimacer, en proie à l'impuissance et à l'assourdissement, les autres faces, casquées et ceinturées de jugulaires – car nous étions sentinelles dans cette gare.

– Après toi! glapit Barque, furieux, en s'adressant au sifflet empanaché.

Mais le terrible appareil continuait de plus belle à renfoncer impérieusement les paroles dans les gorges. Quand il se tut, et que son écho tinta dans nos oreilles, le fil du discours était rompu à jamais, et Barque se contenta de conclure brièvement:

– Oui.

Alors, on regarda autour de soi.

On était perdus dans une espèce de ville.

Des rames de wagons interminables, des trains de quarante à soixante voitures, formaient comme des rangées de maisons aux façades sombres, basses et identiques, séparées par des ruelles. Devant nous, longeant l'agglomération des maisons roulantes, la grande ligne, la rue sans bornes où les rails blancs disparaissaient à une extrémité et à une autre, dévorés par l'éloignement. Des tronçons de trains, des trains entiers, en grandes colonnes horizontales, s'ébranlaient, se déplaçaient et se replaçaient. On entendait de toutes parts le martèlement régulier des convois sur le sol cuirassé, des sifflements stridents, le tintement de la cloche d'avertissement, le fracas métallique et plein des colosses cubiques qui ajustaient leurs moignons d'acier, avec des contrecoups de chaînes et des retentissements dans la longue carcasse vertébrée du convoi. Au rez-de-chaussée du bâtiment qui s'élevait au centre de la gare, comme une mairie, le grelot précipité du télégraphe et du téléphone roulant, ponctué d'éclats de voix. Tout autour, sur le sol charbonneux: les hangars à marchandises, les magasins bas dont on entrevoyait par les porches les intérieurs encombrés, les cabanes des aiguilleurs, le hérissement des aiguilles, les colonnes à eau, les pylônes de fer à claire-voie dont les fils réglaient le ciel comme du papier à musique; par-ci par-là, les disques, et, surmontant dans la nuée cette cité sombre et plate, deux grues à vapeur semblables à des clochers.

Plus loin, dans des terrains vagues et des emplacements vides, aux alentours du dédale des quais et des bâtisses, stagnaient des voitures militaires et des camions et s'alignaient des files de chevaux, à perte de vue.