– Tu parles d'un business que ça va être!
– Tout le corps d'armée qu'on commence d'embarquer a c'soir!
– Tiens, en v'là qui arrivent.
Un nuage, qui couvrait un tremblement bruyant de roues et un roulement de sabots de chevaux, approchait, grossissant dans l'avenue de la gare qu'on embrassait par l'enfilée des constructions.
– Y a déjà des canons d'embarqués.
Sur des wagons plats là-bas, entre deux longs dépôts pyramidaux de caisses, on voyait, en effet, des profils de roues, et des becs effilés de pièces. Caissons, canons et roues étaient bariolés, tigrés, de jaune, de marron et de vert.
– I's sont camouflés. Là-bas, y a bien des chevaux qui sont peints. Tiens, pige çui-là, là, qu'a les pattes larges et qu'on dirait qu'il a des pantalons? Eh ben, l'était blanc et on y a foutu une peinture pour qu'i' change sa couleur.
Le cheval en question se tenait à l'écart des autres, qui semblaient s'en méfier, et présentait une teinte grisâtre jaunâtre, manifestement mensongère.
– L'pauv' bougre! dit Tulacque.
– Tu vois, les bourins, dit Paradis, non seulement on les fait tuer, mais on les emmerde.
– C'est pour leur bien, que veux-tu!
– Eh oui, nous aussi, c'est pour not' bien!
Sur le soir, des soldats arrivèrent. De tous côtés, il en coulait vers la gare. On voyait des gradés sonores courir sur le front des files. On limitait les débordements d'hommes et on les enserrait le long des barrières ou dans des carrés palissadés, un peu partout. Les hommes formaient les faisceaux, déposaient leurs sacs et, n'ayant pas le droit de sortir, attendaient, enterrés côte à côte dans la pénombre.
Les arrivées se succédaient avec une ampleur croissante, à mesure que le crépuscule s'accentuait. En même temps que les troupes, affluaient des automobiles. Ce fut bientôt un grondement sans arrêt: des limousines, au milieu d'une gigantesque marée de petits, de moyens et de gros camions. Tout cela se rangeait, se calait, se tassait dans des emplacements désignés. Un vaste murmure de voix et de bruits divers sortait de cet océan d'êtres et de voitures qui battait les abords de la gare et commençait à s'y infiltrer par endroits.
– C'est rien ça encore, dit Cocon, l'homme-statistique. Rien qu'à l' État-Major du Corps d'Armée, il y a trente autos d'officier, et tu sais pas, ajouta-t-il, combien i' faudra de trains de cinquante wagons pour embarquer tout le Corps – bonhommes et camelote – sauf, bien entendu, les camions, qui rejoindront le nouveau secteur avec leurs pattes? N'cherche pas, bec d'amour. Il en faudra quatre-vingt-dix.
– Ah! zut alors! Et y en a trente-trois, d'Corps!
– Y en a même trente-neuf, pouilleux!
L'agitation augmente. La gare se peuple et se sur-peuple. Aussi loin que l'œil peut discerner une forme ou un spectre de forme, c'est un tohu-bohu et une organisation mouvementée comme une panique. Toute la hiérarchie des gradés s'éploie et donne, passe, repasse, comme des météores, et, agitant des bras où brillent les galons, multiplie les ordres et les contre-ordres que portent, en se faufilant, les plantons et les cyclistes; les uns lents, les autres évoluant en traits rapides comme des poissons dans l'eau.
Voilà le soir, décidément. Les taches formées par les uniformes des poilus groupés autour des monticules des faisceaux deviennent indistinctes et se mêlent à la terre, puis leur foule est décelée seulement par la lueur des pipes et des cigarettes. À certains endroits au bord des groupements, la suite ininterrompue des petits points clairs festonne l'obscurité comme une banderole illuminée de rue en fête.
Sur cette étendue confuse et houleuse, les voix mélangées font le bruit de la mer qui se brise sur le rivage; et, surmontant ce murmure sans limites, des ordres encore, des cris, des clameurs, le remue-ménage de quelque déballage et de quelque transbordement, des fracas de marteaux-pilons redoublant leur sourd effort parmi les ombres, et des rugissements de chaudières.
Dans l'immense assombrissement, plein d'hommes et de choses, partout, les lumières commencent à s'allumer.
Ce sont les lampes électriques des officiers et des chefs de détachement, et les lanternes à acétylène des cyclistes qui promènent en zigzag, çà et là, leur point intensément blanc et leur zone de résurrection blafarde.
Un phare à acétylène éclôt, aveuglant, et répand un dôme de jour. D'autres phares trouent et déchirent le gris du monde.
La gare prend alors un aspect fantastique. Des formes incompréhensibles surgissent et plaquent le bleu-noir du ciel. Des amoncellements s'ébauchent, vastes comme les ruines d'une ville. On perçoit le commencement de files démesurées de choses qui s'enfoncent dans la nuit. On devine des masses profondes dont les premiers reliefs jaillissent d'un gouffre d'inconnu.
À notre gauche, des détachements de cavaliers et de fantassins s'avancent toujours comme une inondation épaisse. On entend se propager le brouillard des voix. On voit quelques rangs se dessiner dans un coup de lumière phosphorescente ou une lueur rouge, et on prête l'oreille à de longues traînées de rumeurs.
Dans des fourgons dont on perçoit, à la flamme tournoyante et nuageuse des torches, les masses grises et les gueules noires, des tringlots embarquent des chevaux à l'aide de plans inclinés. Ce sont des appels, des exclamations, un piétinement frénétique de lutte, et les furibonds tapements de sabots d'une bête rétive – insultée par son conducteur – contre les panneaux du fourgon où on l'a claustrée.
À côté, on transporte des voitures sur des wagons-tombereaux. Un fourmillement encercle une colline de bottes de fourrage. Une multitude éparse s'acharne sur d'énormes assises de ballots.
– V'là trois heures qu'on est sur son pivot, soupire Paradis.
– Et ceux-là, qui c'est?
On voit dans des échappées de lumière une bande de lutins, entourés de vers luisants, poindre et disparaître, emportant de bizarres instruments.
– C'est la Section de projecteurs, dit Cocon.
– Te v'là en songement, toi, camarade, qu'est-ce que tu songes?
– Il y a quatre Divisions, à cette heure, au Corps d'Armée, répond Cocon. Ça change: quelquefois c'est trois, des fois, c'est cinq. Pour le moment, c'est quatre. Et chacune de nos divisions, reprend l'homme-chiffre que notre escouade a la gloire de posséder, renferme trois R.I. – régiments d'infanterie; deux B.C.P. – bataillons de chasseurs à pied; – un R.I.T. – régiment d'infanterie territoriale – sans compter les régiments spéciaux, Artillerie, Génie, Train, etc., sans non plus compter l' État-Major de la D.I. et les services non embrigadés, rattachés directement à la D.I. Un régiment de ligne à trois bataillons occupe quatre trains: un pour l'E.M., la Compagnie de mitrailleuses et la C.H.R. (compagnie hors rang), et un par bataillon. Toutes les troupes n'embarqueront pas ici: les embarquements s'échelonneront sur la ligne selon le lieu des cantonnements et la date des relèves.
– J'suis fatigué, dit Tulacque. On mange pas assez du consistant, vois-tu. On s'tient debout parce que c'est la mode, mais on n'a plus d'force ni d'verdure.
– Je m'suis renseigné, reprend Cocon. Les troupes, les vraies troupes, ne s'embarqueront qu'à partir du milieu de la nuit. Elles sont encore rassemblées çà et là dans les villages à dix kilomètres à la ronde. C'est d'abord tous les services du Corps d'Armée qui partiront et les E.N.E. – éléments non endivisionnés, explique obligeamment Cocon, c'est-à-dire rattachés directement au C.A.