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«Parmi les E.N.E., tu ne verras pas le Ballon, ni l'Escadrille: c'est des trop gros meubles, qui naviguent par leurs seuls moyens avec leur personnel, leurs bureaux, leurs infirmeries. Le régiment de chasseurs est un autre de ces E.N.E.»

– Y a pas d'régiment de chasseurs, dit étourdiment Barque. C'est des bataillons. Vu qu'on dit: tel bataillon de chasseurs.

On voit dans l'ombre Cocon hausser ses épaules noires, et ses lunettes jeter un éclair méprisant.

– T'as vu ça, bec de cane? Eh bien, tu sauras, si t'es si malin, qu'les chasseurs à pied et les chasseurs à cheval, ça fait deux.

– Zut! dit Barque, j'oubliais les à cheval.

– Que ça! fit Cocon. Comme E.N.E. du Corps d'Armée, y a l'Artillerie de Corps, c'est-à-dire l'artillerie centrale qui est en plus de celle des divisions. Elle comprend l'A.L. – artillerie lourde, – l'A.T. – artillerie de tranchées, – les P.A. – parcs d'artillerie, – les auto-canons, les batteries contre-avions, est-ce que je sais! Il y a le Génie, la Prévôté, à savoir le Service des cognes à pied et à cheval, le Service de Santé, le Service vétérinaire, un escadron du Train des équipages, un régiment territorial pour la garde et les corvées du Q.G. – Quartier Général, – le Service de l'Intendance (avec le Convoi administratif, qu'on écrit C.V.A.D. pour ne pas l'écrire C.A. comme le Corps d'Armée).

«Il y a aussi le Troupeau de Bétail, le Dépôt de Remonte, etc.; le Service Automobile – tu parles d'une ruche de filons dont j'pourrais t'parler pendant une heure si j'voulais – le Payeur, qui dirige les Trésors et Postes, le Conseil de Guerre, les Télégraphistes, tout le Groupe électrogène. Tout ça a des directeurs, des commandants, des branches et des sous-branches, et c'est pourri de scribes, de plantons et d'ordonnances, et tout l'bazar à la voile. Tu vois d'ici au milieu d'quoi s'trouve un général commandant de Corps!»

À ce moment, nous fûmes environnés par un groupe de soldats porteurs, en plus de leur harnachement, de caisses et de paquets ficelés dans du papier, qu'ils traînaient cahin-caha et posèrent à terre en faisant: ouf.

– C'est les secrétaires d' État-Major. Ils font partie du Q.G. – du Quartier Général – c'est-à-dire de quelque chose comme la suite du Général. Ils trimbalent, quand ils déménagent, leurs caisses d'archives, leurs tables, leurs registres et toutes les petites saletés qu'il leur faut pour leurs écritures. Tiens, tu vois, ça, c'est une machine à écrire que ces deux-là – ce vieux papa et c'petit boudin – emportent, la poignée enfilée dans un fusil. Ils sont en trois bureaux, et il y a aussi la Section du Courrier, la Chancellerie, la S.T.C.A. – Section Topographique du Corps d'Armée – qui distribue les cartes aux divisions et fait des cartes et des plans, d'après les aéros, les observateurs et les prisonniers. C'est les officiers de tous les bureaux qui, sous les ordres d'un sous-chef et d'un chef – deux colons – forment l'État-Major du C.A. Mais le Q.G. proprement dit, qui comprend aussi des ordonnances, des cuisiniers, des magasiniers, des ouvriers, des électriciens, des gendarmes, et les cavaliers de l'Escorte, est commandé par un commandant.

À ce moment, nous recevons un terrible renfoncement collectif.

– Eh! attention! rangez-vous! crie, en guise d'excuse, un homme qui, aidé de plusieurs autres, pousse une voiture vers les wagons.

Le travail est laborieux. Le sol est en pente et la voiture, dès qu'on cesse de s'arc-bouter contre elle et de se cramponner aux roues, recule. Les hommes sombres se pressent sur elle en grinçant et grondant, comme sur un monstre, au sein des ténèbres.

Barque, tout en se frottant les reins, interpelle un des équipiers forcenés:

– Penses-tu y arriver, vieux canard?

– Nom de Dieu! brame celui-ci, tout à son affaire, gare à ce pavé! Vous allez m'fusiller ma bagnole!

Dans un brusque mouvement il bouscule à nouveau Barque, et, cette fois, le prend à partie:

– Pourquoi qu't'es là, dedans d'fumier, outil!

– Non, mais tu s' rais pas alcoolique? riposte Barque. Pourquoi qu'j'suis là! Elle est bonne, celle-là! Dis donc, bande de poux, tu m'la copieras!

– Rangez-vous! crie une voix nouvelle qui conduit des hommes pliés sous des faix disparates mais pareillement écrasants…

On ne peut plus rester nulle part. On gêne partout. On avance, on se disperse, on recule dans cette mêlée.

– En plus, j'le dis, continue Cocon, impassible comme un savant, il y a les Divisions, organisées chacune à peu près comme un Corps d'Armée…

– Oui, on sait, passe la main!

– Il en fait un chambard, c'tréteau, dans son écurie à roulettes, constate Paradis. Ça doit être la belle-mère d'un autre.

– C'est, j'parie, l'tétard du major, çui que l'véto disait qu'c'était un veau en train de d'venir une vache.

– C'est bien organisé tout d'même, tout ça, y a pas à dire! admire Lamuse, refoulé par un flot d'artilleurs portant des caisses.

– C'est vrai, concède Marthereau, pour conduire tout c'fourbi à la voile, faut pas être une bande de navets, et pas non plus une bande de flans… Bon Dieu, fais attention où c'que ru poses tes ribouis maudits, peau d'tripe, bête noire!

– Tu parles d'un déménagement. Quand j'm'ai installé à Marcoussis avec ma famille, ça a fait moins d'chichi. C'est vrai que j'suis pas chichiard non plus.

On se tait et alors on entend Cocon qui dit:

– Pour voir passer toute l'armée française qui tient les lignes – je ne parle pas de c'qui est installé en arrière, où il y a deux fois plus d'hommes encore, et des services comme des ambulances qu'ont coûté 9 millions et qui vous évacuent des 7000 malades par jour – pour la voir passer dans des trains de soixante wagons qui se suivraient sans arrêt à un quart d'heure d'intervalle, il faudrait quarante jours et quarante nuits.

– Ah! disent-ils.

Mais c'est trop pour leur imagination; ils se désintéressent, se dégoûtent de la grandeur de ces chiffres. Ils bâillent, et suivent d'un œil larmoyant, dans le bouleversement des galopades, des cris, de la fumée, des mugissements, des lueurs et des éclairs – au loin, sur un embrasement de l'horizon, la ligne terrible du train blindé qui passe.

CHAPITRE HUITIÈME La permission

Eudore s'assit là un moment, près du puits de la route, avant de prendre, à travers champs, le chemin qui conduisait aux tranchées. Un genou dans ses mains croisées, levant sa frimousse pâle – où il n'y avait pas de moustache sous le nez, mais seulement un petit pinceau plat au-dessus de chaque coin de la bouche il sifflota, puis bâilla jusqu'aux larmes à la face du matin.

Un tringlot qui cantonnait à la lisière du bois, là-bas – ou il y a une file de voitures et de chevaux, telle une halte de bohémiens – et qu'attirait le puits de la route, s'avançait avec deux seaux de toile qui, à chacun de ses pas, dansaient au bout de chacun de ses bras. Il s'arrêta devant ce fantassin sans armes muni d'une musette gonflée, et qui avait sommeil.

– T'es permissionnaire?

– Oui, dit Eudore, j'en rentre.

– Ben, mon vieux, dit le tringlot en s'éloignant, t'es pas à plaindre, si t'as comme ça six jours de permission dans l'bidon.