Le casque donne une certaine uniformité aux sommets des êtres qui sont là, et encore! L'habitude prise par quelques-uns de le mettre soit sur le képi, comme Biquet, soit sur le passe-montagne, comme Cadilhac, soit sur le bonnet de coton, comme Barque, produit des complications et des variétés d'aspect.
Et nos jambes!… Tout à l'heure, je suis descendu, plié en deux, dans notre guitoune, petite cave basse, sentant le moisi et l'humidité, où l'on trébuche sur des boîtes de conserves vides et des chiffons sales et où deux longs paquets gisaient endormis, tandis que dans le coin, à la lueur d'une chandelle, une forme agenouillée fouillait dans une musette… En remontant, j'ai, par le rectangle de l'ouverture, aperçu les jambes. Horizontales, verticales ou obliques, étalées, repliées, mêlées obstruant le passage et maudites par les passants – elles offrent une collection multicolore et multiforme: guêtres, jambières noires et jaunes, hautes et basses, en cuir, en toile tannée, en un quelconque tissu imperméable: bandes molletières bleu foncé, bleu clair, noires, réséda, kaki, beiges… Seul de son espèce, Volpatte a gardé ses petites jambières de la mobilisation. Mesnil André exhibe depuis quinze jours une paire de bas de grosse laine verte à côtes, et on a toujours connu Tirette avec des bandes de drap gris à rayures blanches, prélevées sur un pantalon civil qui pendait on ne sait où, au commencement de la guerre… Marthereau, lui, en a qui ne sont pas du même ton toutes deux, car il n'a pu trouver pour les débiter en lanières deux bouts de capote aussi usés et aussi sales l'un que l'autre. Et il est des jambes emballées dans des chiffons, voire des journaux, maintenues par des spirales de ficelles, ou, ce qui est plus pratique, de fils téléphoniques. Pépin éblouit les copains et les passants avec une paire de guêtres fauves, empruntées à un mort… Barque qui a la prétention (et Dieu sait s'il en devient parfois embêtant, le frère!) d'être un gars débrouillard, riche en idées, a les mollets blancs: il a disposé des bandes de pansement autour de ses houseaux, pour les préserver; ce blanc forme, au bas de sa personne, un rappel de son bonnet de coton, qui dépasse de son casque et d'où dépasse sa mèche rousse de clown. Poterloo marche depuis un mois dans des bottes de fantassin allemand, de belles bottes quasi neuves avec leurs fers à cheval aux talons. Caron les lui a confiées lorsqu'il a été évacué pour son bras. Caron les avait prises lui-même à un mitrailleur bavarois abattu près de la route des Pylônes. J'entends encore Caron raconter l'affaire:
– Mon vieux, le frère Miroton, il était là, le derrière dans un trou, plié; i'zyeutait l'ciel, les jambes en l'air. I' m'présentait ses pompes d'un air de dire qu'elles valaient l'coup. «Ça colloche», que j'm'ai dit. Mais tu parles d'un business pour lui reprendre ses ribouis: j'ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, à secouer, pendant une demi-heure, j'attige pas: avec ses pattes toutes raides, il ne m'aidait pas, le client. Puis, finalement, à force d'être tirées, les jambes du macchab se sont décollées aux genoux, son froc s'est déchiré, et le tout est venu, v'lan! J'm'ai vu, tout d'un coup, avec une botte pleine dans chaque grappin. Il a fallu vider les jambes et les pieds de d'dans.
– Tu vas fort!…
– Demande au cycliste Euterpe si c'est pas vrai. J'te dis qu'il l'a fait avec moi, lui: on enfonçait notre abattis dans la botte et on retirait de l'os, des bouts de chaussettes et des morceaux de pied. Mais regarde si elles en valaient l'coup!
… Et en attendant que Caron revienne, Poterloo use à sa place les bottes que n'a pas usées le mitrailleur bavarois.
C'est ainsi que l'on s'ingénie, selon son intelligence, son activité, ses ressources et son audace, à se débattre contre l'inconfort effrayant. Chacun semble, en se montrant, avouer: «Voilà tout ce que j'ai su, j'ai pu, j'ai osé faire, dans la grande misère où je suis tombé.»
Mesnil Joseph somnole, Blaire bâille, Marthereau fume, l'œil fixe. Lamuse se gratte comme un gorille et Ludore comme un ouistiti. Volpatte tousse et dit: «J'vas crever.» Mesnil André a sorti sa glace et son peigne, et cultive comme une plante rare sa belle barbe châtain. Le calme monotone est interrompu, de-ci, de-là, par les accès d'agitation acharnée que provoque la présence endémique, chronique et contagieuse des parasites.
Barque, qui est observateur, promène un regard circulaire, retire sa pipe de sa bouche, crache, cligne de l'œil et dit:
– Tout de même, c'qu'on ne se ressemble pas!
– Pourquoi se ressemblerait-on? dit Lamuse. Ça serait un miracle.
Nos âges? Nous avons tous les âges. Notre régiment est un régiment de réserve que des renforts successifs ont renouvelé en partie avec de l'active, en partie avec de la territoriale. Dans la demi-section, il y a des R.A.T., des bleus et des demi-poils. Fouillade a quarante ans. Blaire pourrait être le père de Biquet, qui est un duvetier de la classe 13. Le caporal appelle Marthereau «grand-père» ou «vieux détritus» selon qu'il plaisante ou qu'il parle sérieusement. Mesnil Joseph serait à la caserne s'il n'y avait pas eu la guerre. Cela fait un drôle d'effet quand nous sommes conduits par notre sergent Vigile, un gentil petit garçon qui a un peu de moustache peinte sur la lèvre, et qui, l'autre jour, au cantonnement, sautait à la corde, avec des gosses. Dans notre groupe disparate, dans cette famille sans famille, dans ce foyer sans foyer qui nous groupe, il y a, côte à côte, trois générations qui sont là, à vivre, à attendre, à s'immobiliser, comme des statues informes, comme des bornes.
Nos races? Nous sommes toutes les races. Nous sommes venus de partout. Je considère les deux hommes qui me touchent: Poterloo, le mineur de la fosse Calonne, est rose; ses sourcils sont jaune paille, ses yeux bleu de lin; pour sa grosse tête dorée, il a fallu chercher longtemps dans les magasins la vaste soupière bleue qui le casque; Fouillade, le batelier de Cette, roule des yeux de diable dans une longue maigre face de mousquetaire creusée aux joues et couleur de violon. Mes deux voisins diffèrent, en vérité, comme le jour et la nuit.
Et non moins, Cocon, le mince personnage sec, à lunettes, au teint chimiquement corrodé par les miasmes des grandes villes, fait contraste avec Biquet, le Breton pas équarri, à peau grise, à mâchoire de pavé; et André Mesnil, le confortable pharmacien de sous-préfecture normande, à la jolie barbe fine, qui parle tant et si bien, n'a pas grand rapport avec Lamuse, le gras paysan du Poitou, aux joues et à la nuque de rosbif. L'accent faubourien de Barque, dont les grandes jambes ont battu dans tous les sens les rues de Paris, se croise avec l'accent quasi belge et chantant de ceux de «ch'Nord» venus du 8e territorial, avec le parler sonore, roulant sur les syllabes comme sur des pavés, que nous versa le 144e, avec le patois s'exhalant des groupes que forment entre eux, obstinément, au milieu des autres, comme des fourmis qui s'attirent, les Auvergnats du 124… Je me rappelle la première phrase de ce loustic de Tirette, quand il se présenta: «Moi, mes enfants, j'suis d'Clichy-la-Garenne! Qui dit mieux?», et la première doléance qui rapprocha Paradis de moi: «I s'foutions d'moi parce que j'sommes Morvandiau…»