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– Reste un peu, me demande-t-il.

Il s'attendrit. Des larmes coulent de ses yeux. Il me tend la main et retient la mienne. Il voudrait me parler longuement et presque se confesser:

– J'ai été honnête homme avant la guerre, fait-il, tout en bavant ses larmes. J'travaillais du matin au soir pour nourrir la smala. Et puis, j'suis v'nu par ici pour tuer des Boches. Et maintenant, j'ai été tué… Écoute, écoute, écoute, ne t'en va pas, écoute-moi…

– Il faut que j'emmène Joseph qui n'en peut plus. Après, je reviendrai.

Ramure leva ses yeux ruisselants sur le blessé.

– Non seulement vivant, mais blessé! Débarrassé de la mort! Ah! il y a des femmes et des enfants qui ont de la chance. Eh bien, conduis-le, et reviens… j'espère que je t'attendrai…

Maintenant, il faut gravir l'autre versant du ravin. Nous nous engageons dans la dépression difforme et malmenée du vieux boyau 97.

Tout à coup des sifflements forcenés déchirent l'atmosphère. Une rafale de shrapnells, là-haut, sur nous… Au sein de nuages d'ocre des aérolithes fulgurent et se dispersent en nuées épouvantables. Des charges roulantes se ruent dans le ciel, pour aller déflagrer et se broyer sur la pente, fouiller la colline et y déterrer les vieux ossements du monde. Et les flamboiements tonitruants se multiplient sur une ligne régulière.

C'est un tir de barrage qui recommence.

On crie comme des enfants:

– Assez! assez!

Dans cet acharnement des machines de mort, de ce cataclysme mécanique qui nous poursuit à travers l'espace, il y a quelque chose qui excède les forces et la volonté, quelque chose de surnaturel. Joseph, sa main dans la mienne, debout, regarde, par-dessus son épaule, l'averse d'éclatements qui crève. Il plie le cou, comme une bête traquée, affolée.

– Eh quoi, encore! Toujours, alors! gronde-t-il. Tout ce qu'on a fait, tout ce qu'on a vu… Et voilà que ça recommence! Ah! non, non!

Il tombe sur les genoux, halète, jette un vain regard chargé de haine devant lui et derrière lui. Il répète:

– Ça n'est donc jamais fini, jamais!

Je le prends par le bras, je le relève.

– Viens, ça va être fini pour toi.

Il faut patienter là, avant de monter. Je songe à aller retrouver Ramure agonisant qui m'attend. Mais Joseph se cramponne à moi, et puis je vois une agitation d'hommes autour de l'endroit où j'ai laissé le mourant. Je crois deviner: ce n'est plus la peine d'y aller.

La terre du ravin où nous sommes tous les deux groupés étroitement à nous tenir, sous la tempête, frémit, et on sent, à chaque coup, le sourd simoun des obus. Mais, dans le creux où nous sommes, nous n'avons guère de risque d'être atteints. Dès la première accalmie, des hommes, qui attendaient comme nous, se détachent et se mettent à monter: des brancardiers qui multiplient des efforts inouïs pour grimper en portant un corps et font penser à des fourmis obstinées repoussées par des successions de grains de sable; et d'autres, accouplés et isolés: des blessés ou des hommes de liaison.

– Allons-y, dit Joseph, les épaules fléchissantes, en mesurant de l'œil la côte, la dernière étape de son calvaire.

Des arbres sont là: une file de troncs de saules écorchés, quelques-uns larges comme des faces, d'autres creusés, béants, semblables à des cercueils debout. Le décor au milieu duquel nous nous débattons est déchiré et bouleversé, avec des collines, des gouffres et des ballonnements sombres, comme si tous les nuages de la tempête avaient roulé ici-bas. Par-dessus cette nature suppliciée et noire, la débandade des troncs se profile sur un ciel brun, strié, laiteux par places et obscurément scintillant – un ciel d'onyx.

À l'entrée du boyau 97, en travers, un chêne terrassé tord son grand corps.

Un cadavre bouche le boyau. Il a la tête et les jambes enfouies. L'eau vaseuse qui ruisselle dans le boyau a couvert le reste d'un glacis sablonneux. On voit se bomber à travers ce voile humide la poitrine et le ventre couverts d'une chemise.

On enjambe cette dépouille glacée, visqueuse et claire comme le ventre d'un vague saurien échoué – et cela est ardu à cause du terrain mou et glissant. On est obligé de s'enfoncer les mains jusqu'aux poignets dans la boue du talus.

À ce moment, un sifflement infernal nous tombe dessus. On plie comme des roseaux. Le shrapnell éclate, assourdissant et aveuglant, dans l'air, en avant de nous, et nous ensevelit sous une montagne de fumée sombre horriblement sifflante. Un soldat qui montait a battu l'espace de ses bras et a disparu, lancé dans quelque bas-fond. Des clameurs se sont élevées et sont retombées comme des débris. Tandis qu'on voit, à travers le grand voile noir que le vent arrache du sol et renvoie dans le ciel, les brancardiers déposer le brancard, courir vers le point de l'explosion et soulever quelque chose d'inerte – j'évoque l'inoubliable image de la nuit où mon frère d'armes Poterloo, qui avait le cœur plein d'espoir, s'est comme envolé, les deux bras étendus, dans la flamme d'un obus.

Et nous parvenons enfin sur la hauteur que marque, comme un signal, un blessé effarant: il est là, debout dans le vent; secoué mais debout, enraciné là; dans son capuchon tout relevé qui bat en l'air, on voit sa figure convulsée et hurlante, et on passe devant cette espèce d'arbre qui crie.

Nous sommes arrivés à notre ancienne première ligne, celle d'où nous sommes partis pour l'attaque. Nous nous asseyons sur une banquette de tir, adossés aux degrés que les sapeurs ont creusés au dernier moment pour le départ des nôtres. Le cycliste Euterpe, que nous avons revu depuis, passe et nous dit bonjour. Une fois passé, il revient sur ses pas et tire du parement de sa manche une enveloppe dont le bord dépassant lui faisait un galon blanc.

– C'est toi, n'est-ce pas, me dit-il, qui prends les lettres de Biquet qui est décédé?

– Oui.

– Voilà un retour. L'adresse a fichu l'camp.

L'enveloppe, exposée sans doute à la pluie sur le dessus d'un paquet, s'est lavée, et sur le papier séché et effrité on ne peut plus lire l'adresse parmi les moirures d'eau violacée. Seule a subsisté, lisible dans l'angle, l'adresse de l'expéditeur… J'en tire doucement la lettre: «Ma chère maman»…

– Ah! je me rappelle!…

Biquet, qui gît en plein air, dans cette tranchée même où nous faisons en ce moment la pause, a écrit cette lettre il n'y a pas longtemps, au cantonnement de Gauchin-l'Abbé, par un après-midi flamboyant et splendide, en réponse à une lettre de sa mère, dont les alarmes tombaient à faux et l'avaient fait rire…

«Tu crois que je suis au froid, à la pluie, au danger. Pas du tout, au contraire. C'est fini, tout ça. Il fait chaud, on sue et on n'a rien à faire qu'à se balader au soleil. J'ai ri de ta lettre…»

Je replace dans l'enveloppe abîmée et fragile cette lettre qui, si le hasard n'avait pas évité cette nouvelle ironie des choses, aurait été lue par la vieille paysanne au moment où le corps de son fils n'est plus, dans le froid et la tempête, qu'un peu de cendre mouillée qui filtre et coule comme une source sombre sur le talus de la tranchée.

Joseph a posé sa tête en arrière. À un moment ses yeux se ferment, sa bouche s'entrouvre et laisse passer un souffle saccadé.

– Courage! lui dis-je.

Il rouvre les yeux.

– Ah! me répondit-il, ce n'est pas à moi qu'il faut dire ça. Regardez ceux-là, ils retournent là-bas, et vous aussi vous allez retourner. Ça va continuer pour vous autres. Ah! il faut être vraiment fort pour continuer, continuer!