Je m'éloigne, vers le point où la lumière du dehors pénètre parmi les poutres enchevêtrées comme à travers une grille abîmée. J'enjambe l'interminable série de brancards qui occupent toute la largeur de cette allée souterraine, basse et étranglée, où j'étouffe. Les formes humaines qui y sont abattues sur les brancards, ne bougent plus guère à présent, sous les feux follets des chandelles, et stagnent dans leurs geignements sourds et leurs râles.
Sur le bord d'un brancard un homme s'est assis, appuyé contre le mur; et, au milieu de l'ombre de ses vêtements entrouverts, arrachés, apparaît une blanche poitrine émaciée de martyr. Sa tête, toute penchée en arrière, est voilée par l'ombre; mais on aperçoit le battement de son cœur.
Le jour qui, goutte à goutte, filtre au bout, provient d'un éboulement: plusieurs obus, tombés à la même place, ont fini par crever l'épais toit de terre du Poste de Secours.
Ici, quelques reflets blancs plaquent le bleu des capotes, aux épaules et le long des plis. On voit se presser vers ce débouché, pour goûter un peu d'air pale, se détacher de la nécropole, comme des morts à demi réveillés, un troupeau d'hommes paralysés par les ténèbres en même temps que par la faiblesse. Au bout du noir, ce coin se présente comme une échappée, une oasis où l'on peut se tenir debout, et où on est effleuré angéliquement par la lumière du ciel.
– Y avait là des bonshommes qu'ont été étripés quand les obus ont radiné, me dit quelqu'un qui attendait, la bouche entrouverte dans le pauvre rayon enterré là. Tu parles d'un rata. Tiens, v'là l'curé qui décroche tout ce qui, d'eux, a sauté en l'air.
Le vaste sergent infirmier, en gilet de chasse marron, ce qui lui donne un torse de gorille, ôte des boyaux et des viscères qui pendent, entortillés autour des poutres de la charpente défoncée. Il se sert pour cela d'un fusil muni de sa baïonnette, car on n'a pu trouver de bâton assez long, et ce gros géant, chauve, barbu et poussif, manie l'arme gauchement. Il a une physionomie douce, débonnaire et malheureuse, et tout en tâchant d'attraper dans les coins des débris d'intestins, marmotte d'un air consterné un chapelet de «Oh!» semblables à des soupirs. Ses yeux sont masqués par des lunettes bleues; son souffle est bruyant; il a un crâne de faibles dimensions et l'énorme grosseur de son cou a une forme conique.
À le voir ainsi piquer et dépendre en l'air des bandes d'entrailles et des loques de chair, les pieds dans les décombres hérissés, à l'extrémité du long cul-de-sac gémissant, on dirait un boucher occupé à quelque besogne diabolique.
Mais je me suis laissé choir dans un coin, les yeux à demi fermés, ne voyant presque plus le spectacle qui gît, palpite et tombe autour de moi.
Je perçois confusément des fragments de phrases. Toujours l'affreuse monotonie des histoires de blessures:
– Nom de Dieu! À c't'endroit-là, je crois bien que les balles elles se touchaient toutes…
– Il avait la tête traversée d'une tempe à l'autre. On aurait pu y passer une ficelle.
– Il a fallu une heure pour que ces charognes-là allongent leur tir et finissent de nous canarder…
Plus près de moi, on bredouille à la fin d'un récit:
– Quand j'dors, j'rêve, et il me semble que je le retue!
D'autres évocations bourdonnent parmi les blessés inhumés là, et c'est le ronron des innombrables rouages d'une machine qui tourne, tourne…
Et j'entends celui qui, là-bas, de son banc, répète: «Quand tu te désoleras!», sur tous les tons, impérieux ou piteux, tantôt comme un prophète, tantôt comme un naufragé, et scande de son cri cet ensemble de voix étouffées et plaintives qui essayent de chanter effroyablement leur douleur.
Quelqu'un s'avance en tâtant le mur, avec un bâton, aveugle, et arrive à moi. C'est Farfadet! Je l'appelle. Il se tourne à peu près vers moi, et me dit qu'il a un œil abîmé. L'autre œil aussi est bandé. Je lui donne ma place, et je le fais asseoir en le tenant par les épaules. Il se laisse faire et, assis à la base du mur, attend patiemment avec sa résignation d'employé, comme dans une salle d'attente.
Je m'échoue un peu plus loin, dans un vide. Là, deux hommes étendus se parlent bas; ils sont si près de moi que je les entends sans les écouter. Ce sont deux soldats de la légion étrangère, au casque et à la capote jaune sombre.
– C'est pas la peine de bonimenter, gouaille l'un d'eux. J'vas y rester, à cette fois-ci. C'est couru: j'ai l'intestin traversé. Si j'étais dans un hôpitau, dans une ville, on m'opérerait à temps et ça pourrait coller. Mais ici! C'est hier que j'ai été attigé. On est à deux ou trois heures de la route de Béthune, pas, et d'la route, y a combien d'heures, dis voir, pour une ambulance où on peut opérer? Et pis, quand nous ramassera-t-on? C'est d'la faute à personne, tu m'entends, mais faut voir c'qui est. Oh! de ce moment-ci, j'sais bien, ça ne va pas plus mal que ça. Seul'ment, voilà, c'est forcé de n'pas durer, pisque j'ai un trou tout du long dans l'paquet de mes boyaux. Toi, ta patte se r'mettra, ou on t'en r'mettra une autre. Moi, j'vais mourir.
– Ah! dit l'autre, convaincu par la logique de son interlocuteur.
Celui-ci reprend alors:
– Écoute, Dominique, t'as eu une mauvaise vie. Tu picolais et t'avais l'vin mauvais. T'as un sale casier judiciaire.
– J'peux pas dire que c'est pas vrai puisque c'est vrai, dit l'autre. Mais qu'est-ce que ça peut t'faire?
– T'auras encore une mauvaise vie après la guerre, forcément, et pis t'auras des ennuis pour l'affaire du tonnelier.
L'autre, sauvage, devient agressif:
– La ferme! Qu'est-ce que ça peut t'foutre?
– Moi, j'ai pas plus d'famille que toi. Personne, que Louise qui n'est pas d'ma famille vu qu'on n'est pas mariés. Moi, j'ai pas d'condamnations en dehors de quéqu' bricoles militaires. Y a rien sur mon nom.
– Et pis après? j'm'en fous.
– J'vas te dire: prends mon nom. Prends-le, j'te l'donne: pisqu'on n'a pas d'famille ni l'un ni l'autre.
– Ton nom?
– Tu t'appelleras Léonard Carlotti, voilà tout. C'est pas une affaire. Qu'est-ce que ça peut t'fiche? Du coup, tu n'auras pus d'condamnation. Tu ne s'ras pas traqué, et tu pourras être heureux comme je l'aurais été si c'te balle ne m'avait pas traversé le magasin.
– Ah! merde alors, dit l'autre, tu f'raîs ça? Ça, ben, mon vieux, ça m'dépasse!
– Prends-le. Il est là dans mon livret, dans ma capote. Allons, prends, et Passe-moi l'tien, d'livret – que j'emporte tout ça avec moi! Tu pourras vivre où tu voudras, sauf chez moi où on m'connaît un peu, à Longueville, en Tunisie. Tu t'rappelleras et pis, c'est écrit. Faudra le lire, c'livret. Moi, je l'dirai à personne: pour que ça réussisse, ces coups-là, il faut motus absolu.
Il se recueille, puis il dit avec un frémissement:
– Je l'dîrai peut-êt' tout de même à Louise, pour qu'elle trouve que j'ai bien fait et qu'elle pense mieux à moi – quand je lui écrirai pour lui dire adieu.
Mais il se ravise et secoue la tête dans un effort sublime:
– Non, j'y dirai pas, même à elle. J'sais bien que c'est elle, mais les femmes sont si bavardes!
L'autre le regarde et répète:
– Ah! nom de Dieu!
Sans être remarqué par les deux hommes, j'ai quitté le drame qui se déchaîne à l'étroit dans ce lamentable coin tout bousculé par le passage et le vacarme.