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Volpatte, à qui elle s'adresse, rougit. Il a honte de la misère d'où il sort et où il va rentrer. Il baisse la tête et il ment, sans peut-être se rendre compte de tout son mensonge:

– Non, après tout, on n'est pas malheureux… C'est pas si terrible que ça, allez!

La dame est de son avis:

– Je sais bien, dit-elle, qu'il y a des compensations! Ça doit être superbe, une charge, hein? Toutes ces masses d'hommes qui marchent comme à la fête! Et le clairon qui sonne dans la campagne: «Y a la goutte à boire là-haut!»; et les petits soldats qu'on ne peut pas retenir et qui crient: «Vive la France!» ou bien qui meurent en riant!… Ah! nous autres, nous ne sommes pas à l'honneur comme vous: mon mari est employé à la Préfecture, et, en ce moment, il est en congé pour soigner ses rhumatismes.

– J'aurais bien voulu être soldat, moi, dit le monsieur, mais je n'ai pas de chance: mon chef de bureau ne peut pas se passer de moi.

Les gens vont et viennent, se coudoient, s'effacent l'un devant l'autre. Les garçons se faufilent avec leurs fragiles et étincelants fardeaux verts, rouges et jaune vif bordé de blanc. Les crissements de pas sur le parquet sablé se mélangent aux interjections des habitués qui se retrouvent, les uns debout, les autres accoudés, aux bruits traînés sur le marbre des tables par les verres et les dominos… Dans le fond, le choc des billes d'ivoire attire et tasse un cercle de spectateurs d'où s'exhalent des plaisanteries classiques.

– Chacun son métier, mon brave, dit dans la figure de Tirette, à l'autre bout de la table, un homme dont la physionomie est pavoisée de teintes puissantes. Vous êtes des héros. Nous, nous travaillons à la vie économique du pays. C'est une lutte comme la vôtre. Je suis utile, je ne dirai pas plus que vous, mais autant.

Je vois Tirette – le loustic de l'escouade! – qui fait des yeux ronds parmi les nuages des cigares, et je l'entends à peine dans le brouhaha, qui répond, d'une voix humble et assommée:

– Oui, c'est vrai… Chacun son métier.

Nous sommes partis furtivement.

Quand nous quittons le Café des Fleurs, nous ne parlons guère. Il nous semble que nous ne savons plus parler. Une sorte de mécontentement crispe et enlaidit mes compagnons. Ils ont l'air de s'apercevoir que, dans une circonstance capitale, ils n'ont pas fait leur devoir.

– Tout c'qu'i' nous ont raconté dans leur patois, ces cornards-là! grogne enfin Tirette avec une rancune qui sort et se renforce à mesure que nous nous retrouvons entre nous.

– On aurait dû s'saouler aujourd'hui!… répond brutalement Paradis.

On marche sans souffler mot. Puis au bout d'un temps:

– C'est des moules, des sales moules, reprend Tirette. Ils ont voulu nous en foutre plein la vue, mais j'marche pas! Si j'les r'vois, s'irrite-t-il crescendo, j'saurai bien leur dire!

– On n'les reverra pas, fait Blaire.

– Dans huit jours, on s'ra p't'êt' crevés, dit Volpatte.

Aux abords de la place, nous heurtons une cohue s'écoulant de l'Hôtel de Ville et d'un autre monument public qui présente un fronton et des colonnes de temple. C'est la sortie des bureaux: des civils de tous les genres et de tous les âges, et des militaires vieux et jeunes qui, de loin, sont habillés à peu près comme nous… Mais, de près, s'avoue leur identité de cachés et de déserteurs de la guerre à travers leurs déguisements de soldats et leurs brisques.

Des femmes et des enfants les attendent, groupés comme de jolis bonheurs. Les commerçants ferment leurs boutiques avec amour, souriant à la journée finie et au lendemain, exaltés par l'intense et perpétuel frisson de leurs bénéfices accrus, par le cliquetis grandissant de la caisse. Et ils sont restés en plein au cœur de leur foyer; ils n'ont qu'à se baisser pour embrasser leurs enfants. On voit briller aux premières étoiles de la rue tous ces gens riches qui s'enrichissent, tous ces gens tranquilles qui se tranquillisent chaque jour, et qu'on sent pleins, malgré tout, d'une inavouable prière. Tout cela rentre doucement, grâce au soir, se case dans les maisons perfectionnées et les cafés où l'on vous sert. Des couples – des jeunes femmes et des jeunes hommes, civils, ou soldats, portant brodé sur leur col quelque insigne de préservation – se forment, et se hâtent dans l'assombrissement du reste du monde, vers l'aurore de leur chambre, vers la nuit de repos et de caresse.

En passant tout près de la fenêtre entrouverte d'un rez-de-chaussée, nous avons vu la brise gonfler le rideau de dentelle et lui donner la forme légère et douce d'une chemise…

L'avancée de la multitude nous refoule comme des étrangers pauvres que nous sommes.

Nous errons sur les pavés de la rue, le long du crépuscule, qui commence à se dorer d'illuminations – dans les villes, la nuit se pare de bijoux. Le spectacle de ce monde nous a enfin donné, sans que nous puissions nous en défendre, la révélation de la grande réalité: une Différence qui se dessine entre les êtres, une Différence bien plus profonde et avec des fossés plus infranchissables que celle des races: la division nette, tranchée – et vraiment irrémissible, celle-là – qu'il y a parmi la foule d'un pays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent… ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu'au bout leur nombre, leur force, et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et réussissent les autres.

Quelques vêtements de deuil font tache dans la masse et communient avec nous, mais le reste est en fête, non en deuil.

– Y a pas un seul pays, c'est pas vrai, dit tout à coup Volpatte avec une précision singulière. Y en a deux. J'dis qu'on est séparés en deux pays étrangers: l'avant, tout là-bas, où il y a trop de malheureux, et l'arrière, ici, où il y a trop d'heureux.

– Que veux-tu! ça sert… L'en faut… C'est l'fond… Après…

– Oui, j'sais bien, mais tout d'même, tout d'même, y en a trop, et pis i's sont trop heureux, et pis c'est toujours les mêmes, et pis y a pas d'raison…

– Que veux-tu! dit Tirette.

– Tant pis! ajoute Blaire, plus simplement encore.

– Dans huit jours on s'ra p't'êt' crevés! se contente de répéter Volpatte, tandis qu'on s'en va, tête basse.

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME La corvée

Le soir tombe sur la tranchée. Pendant toute la journée, il s'est approché, invisible comme la fatalité, et maintenant, il envahit les talus des longs fossés comme les lèvres d'une plaie infinie.

Au fond de la crevasse, depuis le matin, on a parlé, on a mangé, on a dormi, on a écrit. À l'arrivée du soir, un remous s'est propagé dans le trou sans bornes, secouant et unifiant le désordre inerte et les solitudes des hommes éparpillés. C'est l'heure où l'on se dresse pour travailler.

Volpatte et Tirette s'approchent ensemble.

– Encore un jour de passé, un jour comme les autres, dit Volpatte en regardant la nue qui se fonce.

– T'en sais rien, not' journée n'est pas finie, répond Tirette.

Une longue expérience du malheur lui a appris qu'il ne faut pas, là où nous sommes, préjuger même de l'humble avenir d'une soirée banale et déjà entamée…

– Allons, rassemblement!

On se réunit dans la lenteur distraite de l'habitude. Chacun s'apporte avec son fusil, ses cartouchières, son bidon, et sa musette garnie d'un morceau de pain. Volpatte mange encore, la joue pointue et palpitante. Paradis grognonne et claque des dents, le nez violâtre. Fouillade traîne son fusil comme un balai. Marthereau regarde puis remet dans sa poche un triste mouchoir bouchonné, empesé.