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Il fait froid, il bruine. Tout le monde grelotte.

On entend psalmodier, là-bas:

– Deux pelles, une pioche, deux pelles, une pioche…

La file s'écoule, vers ce dépôt de matériel, stagne à l'entrée et en repart, hérissée d'outils.

– Tout le monde y est? Hue! dit le caporal.

On dévale, on roule. On va vers l'avant, on ne sait pas où. On ne sait rien, sinon que le ciel et la terre vont se confondre dans un même abîme.

On sort de la tranchée déjà noircie comme un volcan éteint, et on se trouve sur la plaine dans le crépuscule nu.

De grands nuages gris, pleins d'eau, pendent du ciel. La plaine est grise, pâlement éclairée, avec de l'herbe bourbeuse et des balafres d'eau. De place à autre, des arbres dépouillés ne montrent plus que des espèces de membres et des contorsions.

On ne voit pas loin autour de soi, dans la fumée humide. D'ailleurs, on ne regarde que par terre, la vase où l'on glisse.

– Mince de bouillasse!

À travers champs, on pétrît et on écrase une pâte à consistance visqueuse qui s'étale et reflue sans cesse devant les pas.

– D'la crème au chocolat… D'la crème au moka!

Sur les parties empierrées – les ex-routes effacées, devenues stériles comme les champs – la troupe en marche broie, à travers une couche gluante, le silex qui se désagrège et crisse sous les semelles ferrées.

– Tu dirais que tu marches sur du pain grillé avec du beurre dessus!

Parfois, sur la pente d'une butte, c'est de l'épaisse boue noire, profondément crevassée, comme il s'en accumule à l'entour des abreuvoirs dans les villages. Dans les creux: des flaques, des mares, des étangs, dont les bords irréguliers semblent en loques.

Les quolibets des loustics qui, frais et neufs au départ, criaient «coin, coin» quand il y avait de l'eau, se raréfient, s'assombrissent. Peu à peu, les loustics s'éteignent. La pluie se met à tomber dru. On l'entend. Le jour diminue, l'espace embrouillé se rapetisse. Par terre, dans l'eau, un reste de clarté jaune et livide se vautre.

À l'ouest se dessine une silhouette embuée de moines sous la pluie. C'est une compagnie du 204, enveloppée de toiles de tentes. On voit, en passant, leurs faces hâves et déteintes, leurs nez noirs, à ces grands loups mouillés. Puis on ne les voit plus.

Nous suivons la piste qui est, au milieu des champs confusément herbeux, un champ glaiseux rayé d'innombrables ornières parallèles, labouré dans le même sens par les pieds et les roues qui vont vers l'avant et qui vont vers l'arrière.

On saute par-dessus des boyaux béants. Ce n'est pas toujours facile: les bords en deviennent gluants, glissants, et des éboulements les évasent. De plus, la fatigue commence à nous peser sur les épaules. Des véhicules nous croisent à grand bruit et à grand éclaboussement. Les avant-trains d'artillerie piaffent et nous aspergent de gerbes d'eau lourde. Les camions automobiles emportent des espèces de roues liquides qui tournoient autour des roues et giclent dans le rayon de chaque tumultueuse roulotte.

À mesure que la nuit s'accentue, les attelages secoués et d'où se soulèvent des encolures de chevaux et les profils des cavaliers avec leurs manteaux flottants et leurs mousquetons en bandoulière, se silhouettent d'une façon plus fantastique sur les flots nuageux du ciel. À un moment, il y a un encombrement de caissons d'artillerie. Ils s'arrêtent, piétinent, pendant qu'on passe. On entend un brouillement de cris d'essieux, de voix, de disputes, d'ordres qui se heurtent, et le grand bruit d'océan de la pluie. On voit fumer, par-dessus une mêlée obscure, les croupes des chevaux et les manteaux des cavaliers.

– Attention!

Par terre, à droite, quelque chose s'étend. C'est une rangée de morts. Instinctivement, en passant, le pied l'évite et l'œil y fouille. On perçoit des semelles dressées, des gorges tendues, le creux de vagues faces, des mains à demi crispées en l'air, au-dessus du fouillis noir.

Et nous allons, nous allons, sur ces champs encore blêmes et usés par les pas, sous le ciel où des nuages se déploient, déchiquetés comme des linges à travers l'étendue noircissante qui semble s'être salie, depuis tant de jours, par le long contact de tant de pauvre multitude humaine.

Puis on redescend dans les boyaux.

Ils sont en contre-bas. Pour les atteindre on fait un large circuit, de sorte que ceux qui sont à l'arrière-garde voient à une centaine de mètres l'ensemble de la compagnie se déployer dans le crépuscule, petits bonshommes obscurs accrochés aux pentes, qui se suivent et s'égrènent, avec leur outil et leur fusil dressés de chaque côté de leurs têtes, mince ligne insignifiante de suppliants qui s'enfoncent en levant les bras.

Ces boyaux, qui sont encore en deuxième ligne, sont peuplés. Au seuil de leurs abris où pend et bat une peau de bête, ou une toile grise, des hommes accroupis, hirsutes, nous regardent passer d'un œil atone, comme s'ils ne regardaient rien. Hors d'autres toiles, tirées jusqu'au bas, sortent des pieds et des ronflements.

– Nom de Dieu! C'que c'est long! commence-t-on à grogner parmi les marcheurs.

Un remous, un refoulement.

– Halte!

Il faut s'arrêter pour en laisser passer d'autres. On s'amoncelle en vitupérant, sur les côtés fuyants de la tranchée. C'est une compagnie de mitrailleurs avec ses étranges fardeaux.

Ça n'en finit plus. Ces longues pauses sont harassantes. Les muscles commencent à tirer. Le piétinement prolongé nous écrase.

À peine s'est-on remis en marche qu'il faut reculer jusqu'à un boyau de dégagement pour laisser passer la relève des téléphonistes. On recule, comme un bétail malaisé.

On repart plus lourdement.

– Attention au fil!

Le fil téléphonique ondoie au-dessus de la tranchée qu'il traverse par places entre deux piquets. Quand il n'est pas assez tendu et que sa courbe plonge dans le creux, il accroche les fusils des hommes qui passent, et les hommes pris se débattent, et déblatèrent contre les téléphonistes qui ne savent jamais attacher leurs ficelles.

Puis, comme l'enchevêtrement fléchissant des fils précieux augmente, on suspend le fusil à l'épaule la crosse en l'air, on porte les pelles tête basse, et on avance en pliant les épaules.

Un soudain ralentissement s'impose à la marche. On n'avance plus que pas à pas, emboîtés les uns dans les autres. La tête de la colonne doit être engagée dans une passe difficile.

On arrive à l'endroit: une déclivité du sol mène à une fissure qui bée. C'est le Boyau Couvert. Les autres ont disparu par cette espèce de porte basse.

– Alors, faut entrer dans c'boudin?

Chacun hésite avant de s'engloutir dans la mince ténèbre souterraine. C'est la somme de ces hésitations et de ces lenteurs qui se répercute dans les tronçons d'arrière de la colonne, en flottements, en engorgements avec parfois des freinages brusques.

Dès les premiers pas dans le Boyau Couvert, une lourde obscurité nous tombe dessus et, un à un, nous sépare. Une odeur de caveau moisi et de marécage nous pénètre. On distingue au plafond de ce couloir terreux qui nous absorbe, quelques rais et trous de pâleur: les interstices et les déchirures des planches du dessus; des filets d'eau en tombent par places, abondamment, et, malgré les précautions tâtonnantes, on trébuche sur des amoncellements de bois; on heurte, de flanc, la vague présence verticale des madriers d'étai.