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Le bombardement diminua sur nos têtes. C'était surtout vers l'emplacement où nous nous étions trouvés qu'il se multipliait. Mais d'une seconde à l'autre, il pouvait venir tout barrer et tout faire disparaître. La pluie devenait de plus en plus torrentielle. C'était le déluge dans la nuit. Les ténèbres étaient si épaisses que les fusées n'en éclairaient que des tranches nuageuses, rayées d'eau, au fond desquelles allaient, venaient, couraient en rond des fantômes désemparés. Il m'est impossible de dire pendant combien de temps j'ai erré avec le groupe auquel j'étais resté attaché. Nous sommes allés dans les fondrières. Nos regards tendus essayaient, en avant de nous, de tâtonner vers le talus et le fossé sauveurs, vers la tranchée qui était quelque part, dans le gouffre, comme un port.

Un cri de réconfort s'est enfin fait entendre à travers le fracas de la guerre et des éléments:

– Une tranchée!

Mais le talus de cette tranchée bougeait. C'étaient des hommes confusément mêlés, qui semblaient s'en détacher, l'abandonner.

– N'restez pas là, les gars, crièrent ces fuyards, ne v'nez pas, n'approchez pas! C'est affreux. Tout s'écroule. Les tranchées foutent le camp, les guitounes se bouchent. La boue entre partout. Demain matin y aura plus d'tranchées. C'est fini d'toutes les tranchées d'ici!

On s'en alla. Où? On avait oublié de demander la moindre indication à ces hommes qui, aussitôt qu'ils étaient apparus, ruisselants, s'étaient engloutis dans l'ombre.

Même notre petit groupe s'émietta au milieu de ces dévastations. On ne savait plus avec qui on était. Chacun allait: tantôt c'était l'un, tantôt c'était l'autre qui sombrait dans la nuit, disparaissant avec sa chance de salut.

On monta, on descendit des pentes. J'entrevis devant moi des hommes fléchis et bossus gravissant une côte glissante où la boue les tirait en arrière, d'où les repoussaient le vent et la pluie, sous un dôme d'éclairs sourds.

Puis, on reflua dans un marécage où on enfonçait jusqu'aux genoux. On marchait en levant très haut les pieds avec un bruit de nageurs. On accomplissait pour avancer un effort énorme qui, à chaque enjambée, se ralentissait d'une façon angoissante.

Là on a senti approcher la mort, mais nous avons échoué sur une sorte de môle d'argile qui coupait le marécage. Nous avons suivi le dos glissant de ce grêle îlot, et je me souviens qu'à un moment, pour ne pas être précipités en bas de la crête flasque et sinueuse, nous avons dû nous baisser, et nous guider en touchant une bande de morts qui y étaient à demi enfoncés. Ma main a rencontré des épaules, des dos durs, une face froide comme un casque, et une pipe qu'une mâchoire continuait à serrer désespérément.

Sortis de là, levant vaguement nos faces au hasard, nous entendîmes un groupe de voix résonner non loin de nous.

– Des voix! Ah! des voix!

Elles nous ont semblé douces, ces voix, comme si elles nous appelaient par nos noms. On s'est réunis pour s'approcher du fraternel murmure d'hommes.

Les paroles devinrent distinctes; elles étaient tout près, dans ce monticule entrevu là comme une oasis, et pourtant on n'entendait pas ce qu'elles disaient. Les sons s'embrouillaient; on ne comprenait pas.

– Qu'est-c'qu'i's disent donc? demanda l'un de nous d'un ton étrange.

Nous cessâmes, instinctivement, de chercher par où entrer.

Un doute, une idée poignante nous saisissaient. Alors on perçut des mots très nettement articulés qui retentirent:

– Achtung!… Zweites Geschùtz… Schuss…

Et, en arrière, un coup de canon a répondu à cet ordre téléphonique.

La stupéfaction et l'horreur nous clouèrent d'abord sur place.

– Où sommes-nous? Tonnerre de Dieu! où sommes-nous?

On a fait demi-tour, lentement malgré tout, alourdis par plus d'épuisement et de regret, et on s'enfuit, criblés de fatigue comme d'une quantité de blessures, tirés vers la terre ennemie, gardant juste assez d'énergie pour repousser la douceur qu'il y aurait eu à se laisser mourir.

Nous arrivâmes dans une espèce de grande plaine. Et là, on s'arrêta, on se jeta par terre, au bord d'un tertre; on s'y adossa, incapables de faire un pas de plus.

Mes vagues compagnons et moi, nous ne bougeâmes plus. La pluie nous lava la face; elle nous ruissela dans le dos et la poitrine, et pénétrant par l'étoffe des genoux, remplit nos souliers.

On serait peut-être tués au jour, ou prisonniers. Mais on ne pensait plus à rien. On ne pouvait plus, on ne savait plus.

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME L'aube

À la place où nous nous sommes laissés tomber, nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l'étendue livide.

La pluie a cessé de couler. Il n'y en a plus au ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d'eau ternis, a l'air de sortir non seulement de la nuit, mais de la mer.

À demi assoupis, à demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids, nous assistons à l'incroyable recommencement de la lumière.

Où sont les tranchées?

On voit des lacs, et, entre ces lacs, des lignes d'eau laiteuse et stagnante.

Il y a plus d'eau encore qu'on n'avait cru. L'eau a tout pris; elle s'est répandue partout, et la prédiction des hommes de la nuit s'est réalisée: il n'y a plus de tranchées, ces canaux ce sont les tranchées ensevelies. L'inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, il est mort. Là-bas, la vie continue peut-être, mais on ne voit pas jusque-là.

Je me soulève à moitié, péniblement, en oscillant, comme un malade, pour regarder cela. Ma capote m'étreint de son fardeau terrible. Il y a trois formes monstrueusement informes à côté de moi. L'une c'est Paradis avec une extraordinaire carapace de boue, une boursouflure à la ceinture, à la place de ses cartouchières – se lève aussi. Les autres dorment et ne font aucun mouvement.

Et puis, quel est ce silence? Il est prodigieux. Pas un bruit, sinon, de temps en temps, la chute d'une motte de terre dans l'eau, au milieu de cette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas… Pas d'obus, parce qu'ils n'éclateraient pas. Pas de balles, parce que les hommes…

Les hommes, où sont les hommes?

Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses.

À quelque distance, j'en distingue d'autres, recroquevillés et collés comme des escargots le long d'un talus arrondi et à demi résorbé par l'eau. C'est une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d'eau et de boue, de la couleur du sol auquel ils sont mêlés.

Je fais un effort pour rompre le silence; je parle, je dis à Paradis qui regarde aussi de ce côté:

– Sont-ils morts?

– Tout à l'heure on ira voir, dit-il à voix basse. Restons là encore un peu. Tout à l'heure on aura le courage d'y aller.

Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus s'abattre ici. On a des figures tellement lassées que ce ne sont plus des figures; quelque chose de sale, d'effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis le commencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.