– Tiens, braille Tirette en le désignant du doigt, le célèbre homme-accordéon! À la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue n'en coûte rien!
Tandis que l'interpellé balbutie des injures, on rit ici et là.
Il n'en faut pas davantage pour exciter encore les deux compères que le désir de placer un mot jugé drôle par un public peu difficile incite à tourner en dérision les ridicules de ces vieux frères d'armes qui peinent nuit et jour, au bord de la grande guerre, pour préparer et réparer les champs de bataille.
Et même les autres spectateurs s'y mettent aussi. Misérables, ils raillent plus misérables qu'eux.
– Vise-moi ç'ui-ci. Et ç'ui-là, donc!
– Non, mais pige-moi la photographie de ce p'tit bas-du-cul. Eh! loin-du-ciel, eh!
– Et ç'ui-là qui n'en finit pas! Tu parles d'un gratte-ciel. Tiens, là, i' vaut l'jus. Oui, tu vaux l'jus, mon vieux!
L'homme en question fait des petits pas, en portant sa pioche en avant comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bâtonné par le lumbago.
– Eh! grand-père, veux-tu deux sous? lui demande Barque en lui tapant sur l'épaule lorsqu'il passe à portée.
Le poilu déplumé, vexé, grogne: «Bougre de galapiat.»
Alors, Barque lance d'une voix stridente:
– Dis donc, tu pourrais être poli, face de pet, vieux moule à caca!
L'ancien, se retournant tout d'une pièce, bafouille, furieux.
– Eh! mais, crie Barque en riant, c'est qu'i' raloche, c'débris. Il est belliqueux, voyez-vous ça, et i' s'rait malfaisant s'il avait seulement soixante ans de moins.
– Et s'i' n'était pas saoul, ajoute gratuitement Pépin, qui en cherche d'autres de l'œil dans le flux des arrivants.
La poitrine creuse du dernier traînard apparaît, puis son dos déformé disparaît.
Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termine au milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytes sinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.
Cependant les heures s'écoulent, et le soir commence à griser le ciel et à noircir les choses; il vient se mêler à la destinée aveugle, en même temps qu'à l'âme obscure et ignorante de la multitude qui est là, ensevelie.
Dans le crépuscule, un piétinement roule; une rumeur; puis une autre troupe se fraye un passage.
– Des tabors.
Ils défilent avec leurs faces bises, jaunes ou marron, leurs barbes rares, ou drues et frisées, leurs capotes vert-jaune, leurs casques frottés de boue qui présentent un croissant à la place de notre grenade. Dans les figures épatées ou, au contraire, anguleuses et affûtées, luisantes comme des sous, on dirait que les yeux sont des billes d'ivoire et d'onyx. De temps en temps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masque de houille d'un tirailleur sénégalais. Derrière la compagnie, est un fanion rouge avec une main verte au milieu.
On les regarde est on se tait. On ne les interpelle pas, ceux-la. Ils imposent, et même font un peu peur.
Pourtant, ces Africains paraissent gais et en train. Ils vont, naturellement, en première ligne. C'est leur place, et leur passage est l'indice d'une attaque très prochaine. Ils sont faits pour l'assaut.
– Eux et le canon 75, on peut dire qu'on leur z'y doit une chandelle! On l'a envoyée partout en avant dans les grands moments, la Division marocaine!
– Ils ne peuvent pas s'ajuster à nous. Ils vont trop vite. Et plus moyen de les arrêter…
De ces diables de bois blond, de bronze et d'ébène, les uns sont graves; leurs faces sont inquiétantes, muettes, comme des pièges qu'on voit. Les autres rient; leur rire tinte, tel le son de bizarres instruments de musique exotique, et montre les dents.
Et on rapporte des traits de Bicots: leur acharnement à l'assaut, leur ivresse d'aller à la fourchette, leur goût de ne pas faire quartier. On répète les histoires qu'ils racontent eux-mêmes volontiers, et tous un peu dans les mêmes termes et avec les mêmes gestes: Ils lèvent les bras: «Kam'rad, kam'rad!» «Non, pas kam'rad!» et ils exécutent la mimique de la baïonnette qu'on lance devant soi, à hauteur du ventre, puis qu'on retire, d'en bas, en s'aidant du pied.
Un des tirailleurs entend, en passant, de quoi l'on parle. Il nous regarde, rit largement dans son turban casqué, et répète, en faisant: non, de la tête: «Pas kam'rad, non pas kam'rad, jamais! Couper cabèche!»
– I' sont vraiment d'une autre race que nous, avec leur peau de toile de tente, avoue Biquet qui, pourtant, n'a pas froid aux yeux. Le repos les embête, tu sais; ils ne vivent que pour le moment où l'officier remet sa montre dans sa poche et dit: «Allez, partez!»
– Au fond, ce sont de vrais soldats.
– Nous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes, dit le gros Lamuse.
L'heure s'est assombrie et pourtant cette parole juste et claire met comme une lueur sur ceux qui sont ici, à attendre, depuis ce matin, et depuis des mois.
Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d'un gros bon sens, qui, parfois, déraille; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu'on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes qu'on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s'accentuent: instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir.
Par intermittences, des cris d'humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines.
Quand on commence à ne plus voir très bien, on entend là-bas, murmurer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre:
– Deuxième demi-section! Rassemblement!
On se range. L'appel se fait.
– Hue! dit le caporal.
On s'ébranle. Devant le dépôt d'outils, stationnement, piétinement. On charge chacun d'une pelle ou d'une pioche. Un gradé tend les manches dans l'ombre:
– Vous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche. Allons, dépêchez-vous et dégagez.
On s'en va par le boyau perpendiculaire à la tranchée, droit vers l'avant, vers la frontière mobile, vivante et terrible de maintenant.
Parmi la grisaille céleste, en grandes orbes descendantes le halètement saccadé et puissant d'un avion qu'on ne voit plus tourne en remplissant l'espace. En avant, à droite, à gauche, partout, des coups de tonnerre déploient dans le ciel bleu foncé de grosses lueurs brèves.
CHAPITRE TROISIÈME La descente
L'aube grisâtre déteint à grand-peine sur l'informe paysage encore noir. Entre le chemin en pente qui, à droite, descend des ténèbres, et le nuage sombre du bois des Alleux – où l'on entend sans les voir les attelages du Train de combat s'apprêter et démarrer – s'étend un champ. Nous sommes arrivés là, ceux du 6e Bataillon, à la fin de la nuit. Nous avons formé les faisceaux, et, maintenant, au milieu de ce cirque de vague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupes sombres à peine bleutés ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutes nos têtes tournées vers le chemin qui descend de là-bas. Nous attendons le reste du régiment: le 5e Bataillon, qui était en première ligne et a quitté les tranchées après nous…
Une rumeur…
– Les voilà!
Une longue masse confuse apparaît à l'ouest et dévale comme de la nuit sur le crépuscule du chemin.
Enfin! Elle est finie, cette relève maudite qui a commencé hier à six heures du soir et a duré toute la nuit; et à présent, le dernier homme a mis le pied hors du dernier boyau.
Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci, terrible. La dix-huitième compagnie était en avant. Elle a été décimée: dix-huit tués et une cinquantaine de blessés, un homme sur trois de moins en quatre jours; et cela sans attaque, rien que par le bombardement.