– Tiens, t'as vu ça?
C'est la photographie de sa femme et de ses deux garçons. Il me l'a déjà montrée maintes fois. Je regarde, j'approuve.
– J'irai en convalo, dit Volpatte, et pendant qu'mes oreilles se recolleront, la femme et les p'tits me regarderont, et je les regarderai. Et pendant c'temps-là qu'elles r'pouss'ront comme des salades, mes amis, la guerre, elle s'avancera… Les Russes… On n'sait pas, quoi!…
Il se berçait au ronron de ses prévisions heureuses, pensait tout haut, déjà isolé parmi nous dans sa fête particulière.
– Bandit! lui cria Fouillade. T'as trop d'chance, bou Diou d'bandit!
Comment ne pas l'envier? Il allait s'en aller pour un, ou deux ou trois mois et pendant cette saison, au lieu d'être exposé et misérable, il serait métamorphosé en rentier!
– Au commencement, dit Farfadet, je trouvais drôle quand j'entendais désirer la «bonne blessure». Mais tout de même, quoi qu'on puisse dire, tout de même, je comprends, maintenant qu'c'est la seule chose qu'un pauvre soldat puisse espérer qui ne soit pas fou.
On approchait du village. On contournait le bois.
À la corne du bois, soudain une forme de femme surgit à contre-jour. Le jeu des rayons la délimitait de lumière. Elle se dressait debout à la lisière des arbres, qui formaient un fond de hachures violâtres – svelte, la tête tout allumée de blondeur; et on voyait, dans sa face pâle, les taches nocturnes de deux yeux immenses. Cette créature éclatante nous dévisageait en tremblant sur ses jambes, puis brusquement elle s'enfonça dans le sous-bois comme une torche.
Cette apparition et cette disparition impressionnèrent Volpatte qui en perdit le fil de son discours:
– C't'une biche, c'te femme-là!
– Non, dit Fouillade qui avait mal entendu. C'est Eudoxie qu'elle s'appelle. J'la connais pour l'avoir déjà vue. Une réfugiée. J'sais pas d'où qu'elle d'vient, mais elle est à Gamblin, dans une famille.
– Elle est maigre et belle, constata Volpatte. On y f'rait bien une p'tite douceur… C'est du fricot, du véritable poulet… Elle a quequ'chose comme z'yeux!
– Elle est drolle, dit Fouillade. À tient pas en place. Tu la vois ici, là, avec ses cheveux blonds en haut d'elle. Pis, partez! Plus personne n'y est. Et tu sais, elle connaît pas l'danger. Des fois, a bagote presque en première ligne. On l'a vue naviguer sur la plaine en avant des tranchées. Elle est drolle.
– Tiens, la r'voilà, c't'apparition! À nous perd pas des yeux. Ce s'rait-i' qu'on l'intéresse?
La silhouette, dessinée en lignes de clarté, embellissait en cette minute l'autre bout de la lisière.
– Moi, les femmes, j'm'en fous, déclara Volpatte, repris totalement par l'idée de son évacuation.
– Y en a un, en tout cas, dans l'escouade, qui s' en r'ssent salement pour elle. Tiens: quand on parle du loup…
– On en voit la queue…
– Pas encore, mais presque… Tiens!
On vit pointer et déboucher d'un taillis, sur notre droite, le museau de Lamuse comme un sanglier roux…
Il suivait la femme à la piste. Il l'aperçut, tomba en arrêt, et, attiré, il prit son élan. Mais, en se jetant vers elle, il tomba sur nous.
En reconnaissant Volpatte et Fouillade, le gros Lamuse poussa des exclamations de joie. Il ne songea plus sur le moment qu'à s'emparer des sacs, des fusils, des musettes.
– Donnez-moi tout ça! J'suis r'posé. Allons, donnez ça!
Il voulut tout porter. Farfadet et moi nous nous débarrassâmes volontiers du fourbi de Volpatte, et Fouillade consentit, à bout de forces, à abandonner ses musettes et son fusil.
Lamuse devint un amoncellement ambulant. Sous le faix énorme et encombrant, il disparaissait, plié, et n'avançait qu'à petits pas.
Mais on le sentait sous l'empire d'une idée fixe et il jetait des regards de côté. Il cherchait la femme vers laquelle il s'était lancé.
Chaque fois qu'il s'arrêtait pour arrimer mieux un bagage, pour souffler et essuyer l'eau grasse de sa transpiration, il examinait furtivement tous les coins de l'horizon et scrutait la lisière du bois. Il ne la revit pas.
Moi, je la revis… Et j'eus bien cette fois l'impression que c'était à l'un de nous qu'elle en avait.
Elle surgissait à demi, là-bas, à gauche, de l'ombre verte du sous-bois. Se retenant d'une main à une branche, elle se penchait et présentait ses yeux de nuit et sa face pâle qui, vivement éclairée par tout un côté, semblait porter un croissant de lune. Je vis qu'elle souriait.
Et suivant la direction de son regard qui se donnait ainsi, j'aperçus, un peu en arrière de nous, Farfadet qui souriait pareillement.
Puis elle se déroba dans l'ombre des feuillages, emportant visiblement ce double sourire…
C'est ainsi que j'eus la révélation de l'entente de cette Bohémienne souple et délicate, qui ne ressemblait à personne, et de Farfadet qui, parmi nous tous se distinguait, fin, flexible et frissonnant comme un lilas. Évidemment…
… Lamuse n'a rien vu, aveuglé et encombré par les fardeaux qu'il a pris à Farfadet et à moi, attentif à l'équilibre de sa charge et à la place où il pose ses pieds terriblement alourdis.
Il a pourtant l'air malheureux. Il geint; il étouffe d'une épaisse préoccupation triste. Dans le halètement rauque de sa poitrine, il me semble que je sens battre et gronder son cœur. En considérant Volpatte encapuchonné de pansements, et le gros homme puissant et bondé de sang qui traîne l'éternel élancement profond dont il est seul à mesurer l'acuité, je me dis que le plus blessé n'est pas celui qu'on pense.
On descend enfin au village.
– On va boire, dit Fouillade.
– J'vas être évacué, dit Volpatte.
Lamuse fait:
– Meuh… Meuh…
Les camarades s'exclament, accourent, s'assemblent sur la petite place où se dresse l'église avec sa double tour, si bien éborgnée par un obus qu'on ne peut plus la regarder en face.
CHAPITRE CINQUIÈME L'asile
La route blafarde qui monte au milieu du bois nocturne est bouchée et obstruée d'ombres, étrangement. Il semble que, par enchantement, la forêt y déborde et y roule, dans l'épaisseur de la ténèbre. C'est le régiment qui marche, en quête d'un nouveau gîte.
À l'aveugle, les files pesantes d'ombres, hautement et largement chargées, se bousculent: chaque flot, poussé par celui qui le suit, heurte celui qui le précède. Sur les côtés, évoluent, détachés, les fantômes plus sveltes des gradés. Une sourde rumeur, faite d'un mélange d'exclamations, de bribes de conversations, d'ordres, de quintes de toux et de chants, monte de cette dense cohue endiguée par les talus. Ce tumulte de voix est accompagné par le roulement des pieds, le tintement des fourreaux de baïonnette, des quarts et des bidons métalliques, par le grondement et le martèlement des soixante voitures du train de combat et du train régimentaire qui suivent les deux bataillons. Et c'est une masse telle qui piétine et s'étire sur la montée de la route que, malgré le dôme infini de la nuit, on nage dans une odeur de cage aux lions.
Dans le rang, on ne voit rien: parfois, quand on a le nez dessus à la suite d'un remous, on est bien forcé de discerner le fer-blanc d'une gamelle l'acier bleuté d'un casque, l'acier noir d'un fusil. D'autres fois, au jet d'étincelles éblouissantes qui fusse d'un briquet, ou à la flamme rouge éployée sur la hampe lilliputienne d'une allumette, on perçoit, au-delà de proches et éclatants reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandes irrégulières d'épaules casquées qui ondulent comme des vagues à l'assaut de l'obscurité massive. Puis tout s'éteint et, pendant que les jambes font des pas, l'œil de chaque marcheur fixe interminablement la place présumée du dos qui vit devant.
Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux – qu'on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l'aveuglement, dans l'atmosphère d'encre – l'aube s'indique, se délaie, s'empare de l'espace. Les murs de l'ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l'ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.