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Un grand vide incolore s'étend devant nous. On ne voit rien d'abord qu'une steppe crayeuse et pierreuse, jaune et grise à perte de vue. Aucun flot humain ne précède le nôtre; en avant de nous, personne de vivant, mais le sol est peuplé de morts: des cadavres récents qui imitent encore la souffrance ou le sommeil, des débris anciens déjà décolorés et dispersés au vent, presque digérés par la terre.

Dès que notre file lancée, cahotée, émerge, je sens que deux hommes près de moi sont frappés, deux ombres sont précipitées à terre, roulent sous nos pieds, l'une avec un cri aigu, l'autre en silence comme un bœuf. Un autre disparaît dans un geste de fou, comme s'il avait été emporté. On se resserre instinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant; la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. L'adjudant s'arrête, lève son sabre, le lâche, et s'agenouille; son corps agenouillé se penche en arrière par saccades, son casque lui tombe sur les talons, et il reste là, la tête nue, face au ciel. La file s'est fendue précipitamment dans son élan, pour respecter cette immobilité.

Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus de chefs, alors… Une hésitation retient la vague humaine qui bat le commencement du plateau. On entend dans le piétinement le souffle rauque des poumons.

– En avant! crie un soldat quelconque.

Alors tous reprennent en avant, avec une hâte croissante, la course à l'abîme.

– Où est Bertrand? gémit péniblement une des voix qui courent en avant.

– Là! Ici…

Il s'était, en passant, penché sur un blessé, mais il quitte rapidement cet homme qui lui tend les bras et a l'air de sangloter.

C'est au moment où il nous rejoint qu'on entend devant nous, sortant d'une espèce de bosse, le tac-tac de la mitrailleuse. C'est un moment angoissant, plus grave encore que celui où nous avons traversé le tremblement de terre incendié du barrage. Cette voix bien connue nous parle nettement et effroyablement dans l'espace. Mais on ne s'arrête plus.

– Avancez! Avancez!

L'essoufflement se traduit en gémissements rauques et on continue à se jeter sur l'horizon.

– Les Boches! J'les vois! dit tout à coup un homme.

– Oui… Leurs têtes, là, au-dessus de la tranchée…

– C'est là qu'est la tranchée, c'te ligne. C'est tout près. Ah! les vaches!

On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis s'interceptent au ras du sol, à une cinquantaine de mètres, au-delà d'une bande de terre noire sillonnée et bossuée.

Un sursaut soulève ceux qui forment à présent le groupe où je suis. Si près du but, indemnes jusque-là, n'y arrivera-t-on pas? Si, on y arrivera! On fait de grandes enjambées. On n'entend plus rien. Chacun se lance devant soi, attiré par le fossé terrible, raidi en avant, presque incapable de tourner la tête à droite ou à gauche.

On a la notion que beaucoup perdent pied et s'affaissent à terre. Je fais un saut de côté pour éviter la baïonnette brusquement érigée d'un fusil qui dégringole. Tout près de moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse, me bouscule, se jette sur Volpatte qui est à côté de moi et se cramponne à lui; Volpatte plie et, continuant son élan, le traîne quelques pas avec lui, puis il le secoue et s'en débarrasse, sans le regarder, sans savoir qui il est, en lui jetant d'une voix entrecoupée, presque asphyxiée par l'effort:

– Lâche-moi, lâche-moi, nom de Dieu!… Tout à l'heure, on t'ramassera. T'en fais pas.

L'autre s'effondre, et sa figure enduite d'un masque vermillon, d'où toute expression a été arrachée, se tourne de côté et d'autre – tandis que Volpatte, déjà loin, répète machinalement entre ses dents: «T'en fais pas», l'œil fixé en avant, sur la ligne.

Une nuée de balles gicle autour de moi, multipliant les arrêts subits, les chutes retardées, révoltées, gesticulantes, les plongeons faits d'un bloc avec tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses, désespérées ou bien les «han!» terribles et creux où la vie entière s'exhale d'un coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regardons en avant, nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans toute notre chair.

Les fils de fer. Il y en a une zone intacte. On la tourne. Elle est éventrée d'un large passage profond: c'est un colossal entonnoir formé d'entonnoirs juxtaposés, une fantastique bouche de volcan creusée là par la canon.

Le spectacle de ce bouleversement est stupéfiant. Il semble vraiment que cela est venu du centre de la terre. L'apparition d'une pareille déchirure des couches du sol aiguillonne notre ardeur d'assaillants, et d'aucuns ne peuvent s'empêcher de s'écrier, avec un sombre hochement de tête, en ce moment où les paroles s'arrachent difficilement des gorges:

– Ah! zut alors, qu'est-ce qu'on leur a foutu là! ah! zut!

Poussés comme par le vent, on monte et on descend, au gré des vallonnements et des monceaux terreux, dans cette brèche démesurée du sol qui fut souillé, noirci, cautérisé par les flammes acharnées. La glèbe se colle aux pieds. On s'en arrache avec rage. Les équipements, les étoffes qui tapissent le sol mou, le linge qui s'y est répandu hors des musettes éventrées, empêchent qu'on ne s'embourbe et on a soin de jeter le pied sur ces dépouilles quand on saute dans les trous ou qu'on escalade les monticules.

Derrière nous, des voix nous poussent:

– En avant, les gars, en avant! Nom de Dieu!

– Tout le régiment est derrière nous, crie-t-on.

On ne se retourne pas pour voir, mais cette assurance électrise encore notre ruée.

Il n'y a plus de casquettes visibles derrière les talus de la tranchée dont on approche. Des cadavres d'Allemands s'égrènent devant – entassés comme des points ou étendus comme des lignes. On arrive. Le talus se précise avec ses formes sournoises, ses détails: les créneaux… On en est prodigieusement, incroyablement près…

Quelque chose tombe devant nous. C'est une grenade. D'un coup de pied, le caporal Bertrand la renvoie si bien qu'elle saute en avant et va éclater juste dans la tranchée.

C'est sur ce coup heureux que l'escouade aborde le fossé.

Pépin s'est précipité à plat ventre. Il évolue autour d'un cadavre. Il atteint le bord, il s'y enfonce. C'est lui qui est entré le premier. Fouillade, qui fait de grands gestes et crie, bondit dans le creux presque au moment où Pépin s'y coule… J'entrevois – le temps d'un éclair – toute une rangée de démons noirs, se baissant et s'accroupissant pour descendre, sur le faîte du talus, au bord du piège noir.

Une salve terrible nous éclate à la figure, à bout portant, jetant devant nous une subite rampe de flammes tout le long de la bordure. Après un coup d'étourdissement, on se secoue et on rit aux éclats, diaboliquement: la décharge a passé trop haut. Et aussitôt, avec des exclamations et des rugissements de délivrance, nous glissons, nous roulons, nous tombons vivants dans le ventre de la tranchée!

Une fumée incompréhensible nous submerge. Dans le gouffre étranglé, je ne vois d'abord que des uniformes bleus. On va dans un sens puis dans l'autre, poussés les uns par les autres, en grondant, en cherchant. On se retourne, et, les mains embarrassées par le couteau, les grenades et le fusil, on ne sait pas d'abord quoi faire.

– I's sont dans leurs abris, les vaches! vocifère-t-on.

De sourdes détonations ébranlent le soclass="underline" ça se passe sous terre, dans les abris. On est tout à coup séparé par des masses monumentales d'une fumée si épaisse qu'elle vous applique un masque et qu'on ne voit plus rien. On se débat comme des noyés, au travers de cette atmosphère ténébreuse et âcre, dans un morceau de nuit. On bute contre des récifs d'êtres accroupis, pelotonnés, qui saignent et crient, au fond. On entrevoit à peine les parois, toutes droites ici, et faites de sacs de terre en toile blanche – qui est déchirée partout comme du papier. Par moments, la lourde buée tenace se balance et s'allège, et on revoit grouiller la cohue assaillante… Arrachée au poussiéreux tableau, une silhouette de corps à corps se dessine sur le talus, dans une brume, et s'affaisse, s'enfonce. J'entends quelques grêles «Kamerad!» émanant d'une bande à têtes hâves et à vestes grises acculée dans un coin qu'une déchirure immensifie. Sous le nuage d'encre, l'orage d'hommes reflue, monte dans le même sens, vers la droite, avec des ressauts et des tourbillonnements, le long de la sombre jetée défoncée.