Et soudain, on sent que c'est fini. On voit, on entend, on comprend que notre vague qui a roulé ici à travers les barrages n'a pas rencontré une vague égale, et qu'on s'est replié à notre venue. La bataille humaine a fondu devant nous. Le mince rideau défenseurs s'est émietté dans les trous où on les prend comme des rats ou bien on les tue. Plus de résistance: du vide, un grand vide. On avance, entassés, comme une file terrible de spectateurs.
Et ici, la tranchée est toute foudroyée. Avec ses murs blancs écroulés, elle semble en cet endroit l'empreinte vaseuse, amollie, d'un fleuve anéanti dans ses berges pierreuses avec, par places, le trou plat et arrondi d'un étang tari aussi; et au bord, sur le talus et sur le fond, traîne un long glacier de cadavres – et tout cela s'emplit et déborde des flots nouveaux de notre troupe déferlante. Dans la fumée vomie par les abris et l'air ébranlé par les explosions souterraines, je parviens sur une masse compacte d'hommes accrochés les uns aux autres qui tournoient dans un cirque élargi. Au moment où nous arrivons, la masse tout entière s'effondre, ce reste de bataille agonise; je vois Blaire s'en dégager, le casque pendant au cou par la jugulaire, la figure écorchée, et il pousse un hurlement sauvage. Je heurte un homme qui est cramponné là à l'entrée d'un abri. S'effaçant devant la trappe noire béante et traîtresse, il se retient de la main gauche au montant. De la droite, il balance pendant plusieurs secondes une grenade. Elle va éclater… Elle disparaît dans le trou. L'engin a explosé aussitôt arrivé, et un horrible écho humain lui a répondu dans les entrailles de la terre. L'homme saisit une autre grenade.
Un autre, avec une pioche ramassée là, frappe et fracasse les montants de l'entrée d'un autre abri. Un affaissement de la terre se produit et l'entrée se trouve obstruée. On voit plusieurs ombres qui piétinent et gesticulent sur ce tombeau.
L'un, l'autre… Dans la bande vivante qui jusqu'ici, jusqu'à cette tranchée tant poursuivie, est arrivée en lambeaux, après s'être heurtée aux obus et aux balles invincibles lancées à sa rencontre, je reconnais mal ceux que je connais, comme si tout le reste de la vie était devenu tout d'un coup très lointain. Quelque chose les pétrit et les change. Une frénésie les agite tous et les fait sortir d'eux-mêmes.
– Pourquoi qu'on s'arrête ici? dit l'un, grinçant des dents.
– Pourquoi qu'on s'en va pas jusqu'à l'autre? me demande le deuxième plein de fureur. Maintenant qu'on est v'nu, en quelques bonds, on y s'rait!
– Moi aussi, j'veux continuer.
– Moi aussi. Ah! les vaches!…
Ils se secouent comme des drapeaux, portant comme de la gloire leur chance d'avoir survécu, implacables, débordants, enivrés d'eux-mêmes.
On stagne, on piétine dans l'ouvrage conquis, cette étrange voie en démolition qui serpente dans la plaine et qui va de l'inconnu à l'inconnu.
– Avancez à droite!
Alors on continue à s'écouler dans un sens. Sans doute c'est un mouvement combiné là-haut, là-bas, par les chefs. On foule des corps mous dont quelques-uns remuent et changent lentement de place, et d'où sortent à la hâte des ruisseaux et des cris. Des cadavres sont entassés en long, en travers, comme des poutres et des décombres, sur les blessés, font effort sur eux, les étouffent, les étranglent et leur prennent leur vie. Je pousse, pour passer, un torse égorgé dont le cou est une source de sang gémissant.
On ne rencontre plus, dans le cataclysme des terres effondrées ou dressées et des débris massifs, par-dessus le grouillement des blessés et des morts qui bougent ensemble, à travers la mouvante forêt de fumée implantée dans la tranchée et sur toute la zone environnante, que des faces enflammées, sanglantes de sueur, aux yeux étincelants. Des groupes ont l'air de danser en brandissant leurs couteaux. Ils sont joyeux, immensément rassurés, féroces.
L'action s'éteint insensiblement. Un soldat dit:
– Alors, qu'est-ce qu'on a à faire, maintenant?
Elle se rallume soudain en un point: à une vingtaine de mètres dans la plaine, vers un circuit que fait de talus gris, un paquet de coups de fusil crépite et jette ses brûlures éparses autour d'une mitrailleuse qui, enterrée, crache par intermittences, et semble se débattre.
Sous l'aile charbonneuse d'une sorte de nimbus bleuâtre et jaune, on voit des hommes qui cernent la fulgurante machine et se resserrent sur elle. Je distingue, près de moi, la silhouette de Mesnil Joseph qui, tout debout, sans chercher à se dissimuler, se dirige sur le point où des suites saccadées d'explosions aboient.
Une détonation jaillit d'un coin de la tranchée, entre nous deux. Joseph s'arrête, oscille, se baisse, et s'abat sur un genou. Je cours à lui, il me regarde venir.
– Ce n'est rien: la cuisse… Je peux ramper tout seul.
Il semble devenu sage, enfantin, docile. Il ondule doucement vers le creux…
J'ai encore dans les yeux, exactement, le point d'où s'est allongé le coup de feu qui l'a atteint. Je me glisse là, par la gauche, en faisant un détour.
Personne. Je ne rencontre qu'un des nôtres qui cherche comme moi. C'est Paradis.
Nous sommes bousculés par des hommes qui portent sur l'épaule ou sous le bras des pièces de fer de toutes formes. Ils encombrent la sape et nous séparent.
– La mitrailleuse est prise par la septième! crie-t-on. À n'geul'ra plus. Elle était enragée: sale bête! sale bête!
– Qu'est-c'qu'il y a à faire, maintenant?
– Rien.
On demeure là, pêle-mêle. On s'assoit. Les vivants ont cessé de haleter, les mourants finissent de râler, environnés de fumées et de lumières, et du fracas du canon, roulant à tous les bouts du monde. On ne sait plus où on en est. Il n'y a plus de terre, ni de ciel, il n'y a toujours qu'une espèce de nuage. Un premier temps d'arrêt se dessine dans le drame du chaos. Il se fait un ralentissement universel des mouvements et des bruits. Et la canonnade diminue, et c'est plus loin, maintenant, qu'elle secoue le ciel comme une toux. L'exaltation s'apaise, il ne reste plus que l'infinie fatigue qui remonte et nous noie, et l'attente infinie qui recommence.
Où est l'ennemi? Il a laissé des corps partout et on a vu des rangées de prisonniers: là-bas, encore, il s'en profile une, monotone, indéfinie et toute fumeuse sur le ciel sale. Mais le gros semble s'être dissipé au loin. Quelques obus nous arrivent ici, là, maladroitement; on s'en moque. On est délivrés, on est tranquilles, on est seuls, dans cette sorte de désert où des immensités de cadavres aboutissent à une ligne de vivants.
La nuit est venue. La poussière s'est envolée, mais elle a fait place à la pénombre et à l'ombre, sur le désordre de la foule étirée en longueur. Les hommes se rapprochent, s'asseyent, se lèvent, marchent, appuyés ou accrochés les uns aux autres. Entre les abris, bloqués par des mêlées de morts, on se groupe, on s'accroupit. Quelques-uns ont posé leur fusil par terre et vaguent aux abords de la fosse, les bras ballants; de près, on voit qu'ils sont noircis, brûlés, les yeux rouges, et balafrés de boue. On ne parle guère, mais on commence à chercher.
On aperçoit des brancardiers dont les silhouettes découpées cherchent, s'inclinent, s'avancent, cramponnés deux à deux à leurs longs fardeaux. Là-bas, à notre droite, on entend des coups de pioche et de pelle.
J'erre au milieu de ce sombre tohu-bohu.
Dans un endroit où le talus de la tranchée, écrasé par le bombardement, forme une pente douce, quelqu'un est assis. Un vague éclairement règne encore. La calme attitude de cet homme, qui regarde devant lui et pense, me semble sculpturale et me frappe. Je le reconnais en me penchant. C'est le caporal Bertrand.
Il tourne la figure vers moi et je sens qu'il me sourit dans l'ombre avec son sourire réfléchi.