Les nouveaux venus font la pause. Ils sont en tenue. Celui qui a parlé s'assoit, pour souffler, sur les rotondités d'un sac de terre qui dépasse l'alignement, et pose ses grenades à ses pieds. Il s'essuie le nez du revers de sa manche.
– Quoi qu'vous v'nez faire par ici? On vous l'a dit?
– Plutôt qu'on nous l'a dit: nous v'nons pour attaquer. On va là-bas, jusqu'au bout.
De la tête, il indique le nord.
La curiosité qui les contemple s'accroche à un détaiclass="underline"
– Vous avez emporté tout vot' bordel?
– Nous avons mieu' aimé l'garder, et voilà.
– En avant! leur commande-t-on.
Ils se lèvent et s'avancent, mal réveillés, les yeux bouffis, les rides soulignées. Il y a des jeunes au cou mince et aux yeux vides, et des vieux, et, au milieu, des hommes ordinaires. Ils marchent d'un pas ordinaire et pacifique. Ce qu'ils vont faire nous semble, à nous qui l'avons fait la veille, au-dessus des forces humaines. Et pourtant ils s'en vont vers le nord.
– Le réveil des condamnés, dit Marthereau.
On s'écarte devant eux, avec une espèce d'admiration et une espèce de terreur.
Quand ils sont passés, Marthereau hoche la tête et murmure:
– De l'aut' côté, y en a qui s'apprêtent aussi, avec leur uniforme gris. Tu crois qu'i's s'en ressentent pour l'assaut, ceux-là? T'es pas fou? Alors, pourquoi qu'i' sont venus? C'est pas eux, j'sais bien, mais c'est euss tout de même pisqu'ils sont ici… J'sais bien, j'sais bien, mais tout ça, c'est bizarre.
La vue d'un passant change le cours de ses idées:
– Tiens, v'la Truc, Machin, l'grand, tu sais? C'qu'il est immense, c'qu'il est pointu, c't'être-là! Tant qu'à moi, j'sais bien que j'suis pas grand tout à fait assez, mais lui, i' va trop haut. Il est toujours au courant de tout, c'double-mètre! Comme savement de tout, y en a pas un qui fasse la grille. On va y demander pour une cagna.
– S'il y a des gourbis? répond le passant surélevé en se penchant sur Marthereau comme un peuplier. Pour sûr, mon vieux Caparthe. Y a qu'ça. Tiens, là – et déployant son coude, il fait un geste indicateur de télégraphe à signaux – Villa von Hindenburg, et ici, là: Villa Glücks auf. Si vous n'êtes pas contents, c'est qu'ces messieurs sont difficiles. Y a p't'êtr' quéqu' locataires dans l'fond, mais de locataires pas remuants, et tu peux parler tout haut d'vant eux, tu sais!
– Ah! nom de Dieu!… s'écria Marthereau un quart d'heure après que nous fûmes installés dans un de ces fosses équarries, y a des locataires qu'i' nous disait pas, c't'affreux grand paratonnerre, c't'infini!
Ses paupières se fermaient, mais se rouvraient, et il se grattait les bras et les flancs.
– J'ai la lourde! Pourtant, pour ronfler, c'est pas vrai. C'est pas résistable.
Nous nous mîmes à bâiller, à soupirer, et finalement nous allumâmes un petit bout de bougie qui résistait, mouillé, bien qu'on le couvât des mains. Et nous nous regardâmes bâiller.
L'abri allemand comprenait plusieurs compartiments. Nous étions contre une cloison de planches mal ajustées et, de l'autre côté, dans la cave n°2, des hommes veillaient aussi: on voyait de la lumière filtrer dans les interstices des planches, et on entendait des voix bruisser.
– C'est de l'autre section, dit Marthereau.
Puis on écouta, machinalement.
– Quand j'suis t'été en permission, bourdonnait un invisible parleur, on a été triste d'abord, parce qu'on pensait à mon pauv' frère qu'a disparu en mars, mort sans doute, et à mon pauv' petit Julien, de la classe 15, qu'a été tué aux attaques d'octobre. Et puis, peu à peu, elle et moi, on s'est remis à être heureux d'être ensemble, que veux-tu? Not' petit loupiot, le dernier, qui a cinq ans, nous a bien distraits. I' voulait jouer au soldat avec moi. J'y ai fabriqué un petit flingot. J'y ai expliqué les tranchées, et lui, tout freluquant de joie comme un z'oiseau, i'm'tirait d'ssus en gueulant. Ah! le sacré p'tit mec, il en mettait! ça fera un fameux poilu plus tard. Mon vieux, il a tout à fait l'esprit militaire!
Silence. Ensuite vague brouhaha de conversation au milieu desquelles on entend le mot de: «Napoléon», puis une autre voix – ou la même – qui dit:
– Guillaume, c'est une bête puante d'avoir voulu c'te guerre. Mais Napoléon, ça, c'est un grand homme!
Marthereau est à genoux devant moi dans le chétif et étroit rayonnement de notre chandelle, au fond de ce trou obscur et mal bouché où passent par moment des frissonnements de froid, où grouille la vermine et où l'entassement des pauvres vivants entretient un vague relent de sarcophage… Marthereau me regarde; il entend encore, comme moi, l'anonyme soldat qui a dit: «Guillaume est une bête puante, mais Napoléon est un grand homme», et qui célébrait l'ardeur guerrière du petit qui restait encore. Il laisse tomber ses bras, hoche sa tête lassée – et la lumière légère jette sur la cloison l'ombre de ce double geste, en fait une brusque caricature.
– Ah! dit mon humble compagnon, nous sommes tous des pas mauvais types, et aussi, des malheureux et des pauv' diables. Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes trop bêtes!
Il tourne à nouveau son regard sur moi. Dans sa face toute plantée de poils, dans sa face de barbet, on voit luire deux beaux yeux de chien qui s'étonne, songe, très confusément encore, à des choses, et qui, dans la pureté de son obscurité, se met à comprendre.
On sort de l'abri inhabitable. Le temps s'est un peu adouci: la neige a fondu et tout s'est resali.
– L'vent a léché l'sucre, dit Marthereau.
Je suis désigné pour accompagner Joseph Mesnil au Poste de Secours des Pylônes. Le sergent Henriot me donne livraison du blessé et me remet le billet d'évacuation.
– Si vous rencontrez Bertrand en route, nous dit Henriot, faudrait voir d'avoir à y dire de s'grouiller, hé? Bertrand est parti en liaison cette nuit et on l'attend depuis une heure – même que l'vieux s'impatiente et parle de s'foutre en colère d'un moment à l'autre.
Je m'achemine avec Joseph qui, un peu plus pâle que de coutume et toujours taciturne, marche tout doucement. De temps en temps, on le voit s'arrêter, la figure crispée. Nous suivons les boyaux.
Un bonhomme paraît tout d'un coup. C'est Volpatte, qui dit:
– J'vais aller avec vous jusqu'au bas de la côte.
Désœuvré, il manie une magnifique canne torse et secoue dans sa main comme des castagnettes la précieuse paire de ciseaux qui ne lui quitte jamais.
Nous sortons tous trois du boyau quand la pente du terrain permet de le faire sans danger de balles – puisque le canon ne donne pas. Aussitôt dehors, nous heurtons un rassemblement. Il pleut. À travers les jambes lourdes plantées comme des arbres tristes, dans la brume, sur la plaine bise, on aperçoit un mort.
Volpatte se faufile jusqu'à la forme horizontale autour de laquelle attendent ces formes verticales. Alors, il se retourne violemment et nous crie:
– C'est Pépin!
– Ah! dit Joseph qui est déjà presque défaillant.
Il s'appuie sur moi. Nous nous approchons. Pépin, allongé, a les pieds et les mains tendus, crispés, et sa figure sur qui coule la pluie est tuméfiée, talée et affreusement grise.
Un homme qui tient une pioche et dont la face en sueur est pleine de petites tranchées noirâtres, nous raconte la mort de Pépin:
– L'était entré dans une calebasse où des Boches s'étaient planqués. Et v'là qu'on ne l'savait pas et qu'on a enfumé la niche pour nettoyer, et l'pauv' petit frère, on l'a r'trouvé après l'opération, crampsé, et tout étiré comme un boyau d'chat, au milieu de la viande des Boches qu'il avait saignés avant – et bien proprement saignés, j'peux l'dire, moi que j'suis établi boucher dans la banlieue parisienne.
– Un de moins à l'escouade! dit Volpatte, tandis que nous nous en allons.
Nous nous trouvons maintenant en haut du ravin, à l'endroit où commence le plateau que notre charge a parcouru éperdument, hier au soir, et qu'on ne reconnaît pas.