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– Moi, fit un nouvel interlocuteur, si je n'y crois pas, c'est…

Une quinte de toux terrible continua affreusement la phrase. Quand il s'arrêta de tousser, les joues violettes, mouillé de larmes, oppressé, on lui demanda:

– Par où c'que t'es blessé, toi?

– J'suis pas blessé, j'suis malade.

– Oh alors! dit-on, d'un accent qui signifiait: tu n'es pas intéressant.

Il le comprit et fit valoir sa maladie:

– J'suis foutu. J'crache le sang. J'ai pas d'forces; et, tu sais, ça r'vient pas quand ça s'en va par là.

– Ah, ah, murmurèrent les camarades, indécis, mais convaincus malgré tout de l'infériorité des maladies civiles sur les blessures.

Résigné, il baissa la tête et répéta tout bas, pour lui-même:

– J'peux pus marcher, où veux-tu que j'aille?

Dans le gouffre horizontal qui, de brancard en brancard, s'allonge en se rapetissant, à perte de vue, jusqu'au blême orifice de jour, dans ce vestibule désordonné où çà et là clignotent de pauvres flammes de chandelles qui rougeoient et paraissent fiévreuses, et où se jettent de temps en temps des ailes d'ombres, un remous s'élève on ne sait pourquoi. On voit s'agiter le bric-à-brac des membres et des têtes, on entend des appels et des plaintes se réveiller l'un l'autre, et se propager, tels des spectres invisibles. Les corps étendus ondulent, se replient, se retournent.

Je distingue, dans cette espèce de bouge, au sein de cette houle de captifs, dégradés et punis par la douleur, la masse épaisse d'un infirmier dont les lourdes épaules tanguent comme un sac porté transversalement, et dont la voix de stentor se répercute au galop dans la cave:

– T'as encore touché à ton bandage, enfant d'veau, verminard! tonitrue-t-il. J'vas te l'refaire parce que c'est toi, mon coco, mais, si tu y r'touches, tu verras ce que je te ferai!

Le voici dans la grisaille, qui tourne une bande de toile autour du crâne d'un bonhomme tout petit, presque debout, porteur de cheveux hérissés et d'une barbe soufflée en avant, et qui, les bras ballants, se laisse faire en silence.

Mais l'infirmier l'abandonne, regarde à terre et s'exclame avec retentissement:

– Qu'est-ce que c'est que d'ça? Eh, dis donc, l'ami, t'es pas des fois maboule? En voilà des manières, de s'coucher sur un blessé!

Et sa main volumineuse secoue un corps, et il dégage, non sans souffler et sacrer, un second corps flasque sur lequel le premier s'était étendu comme sur un matelas – tandis que le nabot au bandage, aussitôt laissé libre, sans mot dire, porte les mains à sa tête et essaie à nouveau d'ôter le pansement qui lui enserre le crâne.

…Une bousculade, des cris: des ombres, perceptibles sur un fond lumineux, paraissent extravaguer dans l'ombre de la crypte. Ils sont plusieurs, éclairés par une bougie autour d'un blessé, et, secoués, le maintiennent à grand-peine sur son brancard. C'est un homme qui n'a plus de pieds. Il porte aux jambes des pansements terribles, avec des garrots pour réfréner l'hémorragie. Ses moignons ont saigné dans les bandelettes de toile et il semble avoir des culottes rouges. Il a une figure de diable, luisante et sombre, et il délire. On pèse sur ses épaules et ses genoux: cet homme qui a les pieds coupés veut sauter hors du brancard pour s'en aller.

– Laissez-moi partir! râle-t-il d'une voix que la colère et l'essoufflement font chevroter – basse avec de soudaines sonorités comme une trompette dont on voudrait sonner trop doucement. Bon Dieu, laissez-moi m'barrer, que j'vous dis. Han!… Non, mais vous n'pensez pas que j'vas rester ici! Allons, dégagez, ou je vous saute sur les pattes!

Il se contracte et se détend si violemment qu'il fait aller et venir ceux qui tentent de l'immobiliser par leur poids cramponné, et on voit zigzaguer la bougie tenue par un homme à genoux qui, de l'autre bras, ceinture le fou tronqué; et celui-ci crie si fort qu'il réveille ceux qui dorment, secoue l'assoupissement des autres. De toutes parts, on se tourne de son côté, on se soulève à moitié, on prête l'oreille à ces incohérentes lamentations qui finissent cependant par s'éteindre dans le noir. Au même moment, dans un autre coin, deux blessés couchés, crucifiés par terre, s'invectivent, et on est obligé d'en emporter un pour rompre ce colloque forcené.

Je m'éloigne, vers le point où la lumière du dehors pénètre parmi les poutres enchevêtrées comme à travers une grille abîmée. J'enjambe l'interminable série de brancards qui occupent toute la largeur de cette allée souterraine, basse et étranglée, où j'étouffe. Les formes humaines qui y sont abattues sur les brancards, ne bougent plus guère à présent, sous les feux follets des chandelles, et stagnent dans leurs geignements sourds et leurs râles.

Sur le bord d'un brancard un homme s'est assis, appuyé contre le mur; et, au milieu de l'ombre de ses vêtements entrouverts, arrachés, apparaît une blanche poitrine émaciée de martyr. Sa tête, toute penchée en arrière, est voilée par l'ombre; mais on aperçoit le battement de son cœur.

Le jour qui, goutte à goutte, filtre au bout, provient d'un éboulement: plusieurs obus, tombés à la même place, ont fini par crever l'épais toit de terre du Poste de Secours.

Ici, quelques reflets blancs plaquent le bleu des capotes, aux épaules et le long des plis. On voit se presser vers ce débouché, pour goûter un peu d'air pale, se détacher de la nécropole, comme des morts à demi réveillés, un troupeau d'hommes paralysés par les ténèbres en même temps que par la faiblesse. Au bout du noir, ce coin se présente comme une échappée, une oasis où l'on peut se tenir debout, et où on est effleuré angéliquement par la lumière du ciel.

– Y avait là des bonshommes qu'ont été étripés quand les obus ont radiné, me dit quelqu'un qui attendait, la bouche entrouverte dans le pauvre rayon enterré là. Tu parles d'un rata. Tiens, v'là l'curé qui décroche tout ce qui, d'eux, a sauté en l'air.

Le vaste sergent infirmier, en gilet de chasse marron, ce qui lui donne un torse de gorille, ôte des boyaux et des viscères qui pendent, entortillés autour des poutres de la charpente défoncée. Il se sert pour cela d'un fusil muni de sa baïonnette, car on n'a pu trouver de bâton assez long, et ce gros géant, chauve, barbu et poussif, manie l'arme gauchement. Il a une physionomie douce, débonnaire et malheureuse, et tout en tâchant d'attraper dans les coins des débris d'intestins, marmotte d'un air consterné un chapelet de «Oh!» semblables à des soupirs. Ses yeux sont masqués par des lunettes bleues; son souffle est bruyant; il a un crâne de faibles dimensions et l'énorme grosseur de son cou a une forme conique.

À le voir ainsi piquer et dépendre en l'air des bandes d'entrailles et des loques de chair, les pieds dans les décombres hérissés, à l'extrémité du long cul-de-sac gémissant, on dirait un boucher occupé à quelque besogne diabolique.

Mais je me suis laissé choir dans un coin, les yeux à demi fermés, ne voyant presque plus le spectacle qui gît, palpite et tombe autour de moi.

Je perçois confusément des fragments de phrases. Toujours l'affreuse monotonie des histoires de blessures:

– Nom de Dieu! À c't'endroit-là, je crois bien que les balles elles se touchaient toutes…

– Il avait la tête traversée d'une tempe à l'autre. On aurait pu y passer une ficelle.

– Il a fallu une heure pour que ces charognes-là allongent leur tir et finissent de nous canarder…

Plus près de moi, on bredouille à la fin d'un récit:

– Quand j'dors, j'rêve, et il me semble que je le retue!

D'autres évocations bourdonnent parmi les blessés inhumés là, et c'est le ronron des innombrables rouages d'une machine qui tourne, tourne…

Et j'entends celui qui, là-bas, de son banc, répète: «Quand tu te désoleras!», sur tous les tons, impérieux ou piteux, tantôt comme un prophète, tantôt comme un naufragé, et scande de son cri cet ensemble de voix étouffées et plaintives qui essayent de chanter effroyablement leur douleur.

Quelqu'un s'avance en tâtant le mur, avec un bâton, aveugle, et arrive à moi. C'est Farfadet! Je l'appelle. Il se tourne à peu près vers moi, et me dit qu'il a un œil abîmé. L'autre œil aussi est bandé. Je lui donne ma place, et je le fais asseoir en le tenant par les épaules. Il se laisse faire et, assis à la base du mur, attend patiemment avec sa résignation d'employé, comme dans une salle d'attente.