– Que veux-tu! ça sert… L'en faut… C'est l'fond… Après…
– Oui, j'sais bien, mais tout d'même, tout d'même, y en a trop, et pis i's sont trop heureux, et pis c'est toujours les mêmes, et pis y a pas d'raison…
– Que veux-tu! dit Tirette.
– Tant pis! ajoute Blaire, plus simplement encore.
– Dans huit jours on s'ra p't'êt' crevés! se contente de répéter Volpatte, tandis qu'on s'en va, tête basse.
CHAPITRE VINGT-TROISIÈME La corvée
Le soir tombe sur la tranchée. Pendant toute la journée, il s'est approché, invisible comme la fatalité, et maintenant, il envahit les talus des longs fossés comme les lèvres d'une plaie infinie.
Au fond de la crevasse, depuis le matin, on a parlé, on a mangé, on a dormi, on a écrit. À l'arrivée du soir, un remous s'est propagé dans le trou sans bornes, secouant et unifiant le désordre inerte et les solitudes des hommes éparpillés. C'est l'heure où l'on se dresse pour travailler.
Volpatte et Tirette s'approchent ensemble.
– Encore un jour de passé, un jour comme les autres, dit Volpatte en regardant la nue qui se fonce.
– T'en sais rien, not' journée n'est pas finie, répond Tirette.
Une longue expérience du malheur lui a appris qu'il ne faut pas, là où nous sommes, préjuger même de l'humble avenir d'une soirée banale et déjà entamée…
– Allons, rassemblement!
On se réunit dans la lenteur distraite de l'habitude. Chacun s'apporte avec son fusil, ses cartouchières, son bidon, et sa musette garnie d'un morceau de pain. Volpatte mange encore, la joue pointue et palpitante. Paradis grognonne et claque des dents, le nez violâtre. Fouillade traîne son fusil comme un balai. Marthereau regarde puis remet dans sa poche un triste mouchoir bouchonné, empesé.
Il fait froid, il bruine. Tout le monde grelotte.
On entend psalmodier, là-bas:
– Deux pelles, une pioche, deux pelles, une pioche…
La file s'écoule, vers ce dépôt de matériel, stagne à l'entrée et en repart, hérissée d'outils.
– Tout le monde y est? Hue! dit le caporal.
On dévale, on roule. On va vers l'avant, on ne sait pas où. On ne sait rien, sinon que le ciel et la terre vont se confondre dans un même abîme.
On sort de la tranchée déjà noircie comme un volcan éteint, et on se trouve sur la plaine dans le crépuscule nu.
De grands nuages gris, pleins d'eau, pendent du ciel. La plaine est grise, pâlement éclairée, avec de l'herbe bourbeuse et des balafres d'eau. De place à autre, des arbres dépouillés ne montrent plus que des espèces de membres et des contorsions.
On ne voit pas loin autour de soi, dans la fumée humide. D'ailleurs, on ne regarde que par terre, la vase où l'on glisse.
– Mince de bouillasse!
À travers champs, on pétrît et on écrase une pâte à consistance visqueuse qui s'étale et reflue sans cesse devant les pas.
– D'la crème au chocolat… D'la crème au moka!
Sur les parties empierrées – les ex-routes effacées, devenues stériles comme les champs – la troupe en marche broie, à travers une couche gluante, le silex qui se désagrège et crisse sous les semelles ferrées.
– Tu dirais que tu marches sur du pain grillé avec du beurre dessus!
Parfois, sur la pente d'une butte, c'est de l'épaisse boue noire, profondément crevassée, comme il s'en accumule à l'entour des abreuvoirs dans les villages. Dans les creux: des flaques, des mares, des étangs, dont les bords irréguliers semblent en loques.
Les quolibets des loustics qui, frais et neufs au départ, criaient «coin, coin» quand il y avait de l'eau, se raréfient, s'assombrissent. Peu à peu, les loustics s'éteignent. La pluie se met à tomber dru. On l'entend. Le jour diminue, l'espace embrouillé se rapetisse. Par terre, dans l'eau, un reste de clarté jaune et livide se vautre.
À l'ouest se dessine une silhouette embuée de moines sous la pluie. C'est une compagnie du 204, enveloppée de toiles de tentes. On voit, en passant, leurs faces hâves et déteintes, leurs nez noirs, à ces grands loups mouillés. Puis on ne les voit plus.
Nous suivons la piste qui est, au milieu des champs confusément herbeux, un champ glaiseux rayé d'innombrables ornières parallèles, labouré dans le même sens par les pieds et les roues qui vont vers l'avant et qui vont vers l'arrière.
On saute par-dessus des boyaux béants. Ce n'est pas toujours facile: les bords en deviennent gluants, glissants, et des éboulements les évasent. De plus, la fatigue commence à nous peser sur les épaules. Des véhicules nous croisent à grand bruit et à grand éclaboussement. Les avant-trains d'artillerie piaffent et nous aspergent de gerbes d'eau lourde. Les camions automobiles emportent des espèces de roues liquides qui tournoient autour des roues et giclent dans le rayon de chaque tumultueuse roulotte.
À mesure que la nuit s'accentue, les attelages secoués et d'où se soulèvent des encolures de chevaux et les profils des cavaliers avec leurs manteaux flottants et leurs mousquetons en bandoulière, se silhouettent d'une façon plus fantastique sur les flots nuageux du ciel. À un moment, il y a un encombrement de caissons d'artillerie. Ils s'arrêtent, piétinent, pendant qu'on passe. On entend un brouillement de cris d'essieux, de voix, de disputes, d'ordres qui se heurtent, et le grand bruit d'océan de la pluie. On voit fumer, par-dessus une mêlée obscure, les croupes des chevaux et les manteaux des cavaliers.
– Attention!
Par terre, à droite, quelque chose s'étend. C'est une rangée de morts. Instinctivement, en passant, le pied l'évite et l'œil y fouille. On perçoit des semelles dressées, des gorges tendues, le creux de vagues faces, des mains à demi crispées en l'air, au-dessus du fouillis noir.
Et nous allons, nous allons, sur ces champs encore blêmes et usés par les pas, sous le ciel où des nuages se déploient, déchiquetés comme des linges à travers l'étendue noircissante qui semble s'être salie, depuis tant de jours, par le long contact de tant de pauvre multitude humaine.
Puis on redescend dans les boyaux.
Ils sont en contre-bas. Pour les atteindre on fait un large circuit, de sorte que ceux qui sont à l'arrière-garde voient à une centaine de mètres l'ensemble de la compagnie se déployer dans le crépuscule, petits bonshommes obscurs accrochés aux pentes, qui se suivent et s'égrènent, avec leur outil et leur fusil dressés de chaque côté de leurs têtes, mince ligne insignifiante de suppliants qui s'enfoncent en levant les bras.
Ces boyaux, qui sont encore en deuxième ligne, sont peuplés. Au seuil de leurs abris où pend et bat une peau de bête, ou une toile grise, des hommes accroupis, hirsutes, nous regardent passer d'un œil atone, comme s'ils ne regardaient rien. Hors d'autres toiles, tirées jusqu'au bas, sortent des pieds et des ronflements.
– Nom de Dieu! C'que c'est long! commence-t-on à grogner parmi les marcheurs.
Un remous, un refoulement.
– Halte!
Il faut s'arrêter pour en laisser passer d'autres. On s'amoncelle en vitupérant, sur les côtés fuyants de la tranchée. C'est une compagnie de mitrailleurs avec ses étranges fardeaux.
Ça n'en finit plus. Ces longues pauses sont harassantes. Les muscles commencent à tirer. Le piétinement prolongé nous écrase.
À peine s'est-on remis en marche qu'il faut reculer jusqu'à un boyau de dégagement pour laisser passer la relève des téléphonistes. On recule, comme un bétail malaisé.
On repart plus lourdement.
– Attention au fil!
Le fil téléphonique ondoie au-dessus de la tranchée qu'il traverse par places entre deux piquets. Quand il n'est pas assez tendu et que sa courbe plonge dans le creux, il accroche les fusils des hommes qui passent, et les hommes pris se débattent, et déblatèrent contre les téléphonistes qui ne savent jamais attacher leurs ficelles.