– C'est par là qu'il faut prendre, y a pas d'erreur, s'empresse de dire l'officier. Allons, en avant, les amis!
Chacun reprend en rechignant son fardeau… Mais un concert de malédictions et de jurons s'élève du groupe qui s'est engagé dans la petite sape.
– C'est des feuillées!
Une odeur nauséabonde se dégage du boyau, en décelant indiscutablement la nature. Ceux qui étaient entrés là s'arrêtent, se butent, refusent d'avancer. On se tasse les uns sur les autres, bloqués au seuil de ces latrines.
– J'aime mieux aller par la plaine! crie un homme.
Mais des éclairs déchirent la nue au-dessus des talus, de tous les côtés, et le décor est si empoignant à voir, de ce trou garni d'ombre grouillante, avec ces gerbes de flammes retentissantes qui le surplombent dans les hauteurs du ciel, que personne ne répond à la parole du fou.
Bon gré, mal gré, il faut passer par là puisqu'on ne peut pas revenir en arrière.
– En avant dans la merde! crie le premier de la bande.
On s'y lance, étreints par le dégoût. La puanteur y devient intolérable. On marche dans l'ordure dont on sent, parmi la bourbe terreuse, les fléchissements mous.
Des balles sifflent.
– Baissez la tête!
Comme le boyau est peu profond, on est obligé de se courber très bas pour n'être pas tué et d'aller, en se pliant, vers le fouillis d'excréments taché de papiers épars qu'on piétine.
Enfin, on retombe dans le boyau qu'on a quitté par erreur. On recommence à marcher. On marche toujours, on n'arrive jamais.
Le ruisseau qui coule à présent au fond de la tranchée lave la fétidité et l'infâme encrassement de nos pieds, tandis que nous errons, muets, la tête vide, dans l'abrutissement et le vertige de la fatigue.
Les grondements de l'artillerie se succèdent de plus en plus fréquents et finissent par ne former qu'un seul grondement de la terre entière. De tous les côtés, les coups de départ ou les éclatements jettent leur rapide rayon qui tache de bandes confuses le ciel noir au-dessus de nos têtes. Puis le bombardement devient si dense que l'éclairement ne cesse pas. Au milieu de la chaîne continue de tonnerres on s'aperçoit directement les uns les autres, casques ruisselants comme le corps d'un poisson, cuirs mouillés, fers de pelle noirs et luisants, et jusqu'aux gouttes blanchâtres de la pluie éternelle. Je n'ai jamais encore assisté à un tel spectacle: c'est, en vérité, comme un clair de lune fabriqué à coups de canon.
En même temps une profusion de fusées partent de nos lignes et des lignes ennemies, elles s'unissent et se mêlent en groupes étoilés; il y a eu, un moment, une Grande Ourse de fusées dans la vallée du ciel qu'on aperçoit entre les parapets – pour éclairer notre effrayant voyage.
On s'est de nouveau perdus. Cette fois, on doit être bien près des premières lignes; mais une dépression de terrain dessine dans cette partie de la plaine une vague cuvette parcourue par des ombres.
On a longé une sape dans un sens, puis dans l'autre. Dans la vibration phosphorescente du canon, saccadée comme au cinématographe, on aperçoit au-dessus du parapet deux brancardiers essayant de franchir la tranchée avec leur brancard chargé.
Le lieutenant, qui connaît tout au moins le lieu où il doit conduire l'équipe des travailleurs, les interpelle:
– Où est-il, le Boyau Neuf?
– J'sais pas.
On leur pose, des rangs, une autre question: «À quelle distance est-on des Boches?» ils ne répondent pas. Ils se parlent.
– J'm'arrête, dit celui de l'avant. J'suis trop fatigué.
– Allons! avance, nom de Dieu! fait l'autre d'un ton bourru en pataugeant pesamment, les bras tirés par le brancard. On va pas tester à moisir ici.
Ils posent le brancard à terre sur le parapet, l'extrémité surplombant la tranchée. On voit, en passant par-dessous, les pieds de l'homme étendu; et la pluie qui tombe sur le brancard en dégoutte noircie.
– C'est un blessé? demande-t-on d'en bas.
– Non, un macchab, grogne cette fois le brancardier, et i' pèse au moins quatre-vingts kilos. Des blessés, j'dis pas – d'puis deux jours et deux nuits, on n'en déporte pas – mais c'est malheureux d's'esquinter à trimbaler des morts.
Et le brancardier, debout sur le bord du talus, jette un pied sur la base du talus qui fait face, par-dessus le trou, et, les jambes écartées à fond, péniblement équilibré, empoigne le brancard et se met en devoir de le traîner de l'autre côté; et il appelle son camarade à son secours.
Un peu plus loin, on voit se pencher la forme d'un officier encapuchonné. Il a porté la main à sa figure et deux lignes dorées ont apparu à sa manche.
Il va nous indiquer le chemin, lui… Mais il parle: il demande si on n'a pas vu sa batterie, qu'il cherche.
On n'arrivera jamais.
On arrive pourtant.
On aboutit à un champ charbonneux, hérissé de quelques maigres piquets; et sur lequel on grimpe et on se répand en silence. C'est là.
Pour se mettre en place, c'est une affaire. À quatre reprises différentes, il faut avancer, puis rétrograder pour que la compagnie s'échelonne régulièrement sur la longueur du boyau à creuser et que le même intervalle subsiste entre chaque équipe d'un piocheur et de deux pelleteurs.
– Appuyez encore de trois pas… C'est trop. Un pas en arrière. Allons, un pas en arrière, êtes-vous sourds?… Halte!… Là!…
Cette mise au point est conduite par le lieutenant et un gradé du génie surgi de terre. Ensemble ou séparément, ils se démènent, courent le long de la file, crient leurs commandements à voix basse dans la figure des hommes qu'ils prennent par le bras, parfois, pour les guider. L'opération, commencée avec ordre, dégénère, en raison de la mauvaise humeur des hommes épuisés qui ont continuellement à se déraciner du point où ils sont affalés, en houleuse cohue.
– On est en avant des premières lignes, dit-on tout bas autour de moi.
– Non, murmurent d'autres voix, on est juste derrière.
On ne sait pas. La pluie tombe toujours, moins fort cependant qu'à certains moments de la marche. Mais qu'importe la pluie! On s'est étalés par terre. On est si bien, les reins et les membres posés sur la boue moelleuse, qu'on reste indifférents à l'eau qui nous pique la figure, nous passe sur la peau, et au lit spongieux qui nous tient.
Mais c'est à peine si on a le temps de souffler. On ne nous laisse pas imprudemment nous ensevelir dans le repos. Il faut se mettre au travail d'arrache-pied. Il est deux heures du matin: dans quatre heures il fera trop clair pour qu'on puisse rester ici. Il n'y a pas une minute à perdre.
– Chaque homme, nous dit-on, a à creuser 1 m. 50 de longueur sur 0 m. 70 de largeur et 80 cm. de profondeur. Chaque équipe a donc ses 4 m. 50. Et mettez-en un coup, je vous le conseille: plus tôt ce sera fini, plus tôt vous vous en irez.
On connaît le boniment. Il n'y a pas d'exemple dans les annales du régiment qu'une corvée de terrassement soit partie avant l'heure où il fallait nécessairement qu'elle vidât les lieux pour ne pas être aperçue, repérée et détruite avec son ouvrage.
On murmure:
– Oui, oui, ça va… C'est pas la peine de nous la faire. Économise.
Mais – sauf quelques dormeurs invincibles qui tout à l'heure seront obligés de travailler surhumainement – tout le monde se met à l'œuvre avec courage.
On attaque la première couche de la ligne nouvelle: des mottes de terre filandreuses d'herbe. La facilité et la rapidité avec lesquelles s'entame le travail – comme tous les travaux de terrassement en pleine terre – donnent l'illusion qu'il sera vite terminé, qu'on pourra dormir dans son trou, et cela ravive une certaine ardeur.
Mais soit à cause du bruit des pelles, soit parce que quelques-uns, malgré les objurgations, bavardent presque haut, notre agitation éveille une fusée, qui grince verticalement sur notre droite avec sa ligne enflammée.