— J’espère être grenouille dans une vie future, je murmure en recrachant de la flotte… C’est tellement idiot de ne pas être amphibie !
— Vous allez parler ! gronde-t-il, gagné par l’impatience…
— Non ! Je ne peux pas parler pour la bonne raison que je ne sais rien…
— À d’autres !
— C’est ça, c’est à d’autres en effet que vous devez poser des questions, moi je ne sais rien de rien… Vous pouvez me noyer comme un rat dans sa cage, il ne faut pas compter sur moi : on ne peut pas faire sortir vingt ronds d’une tirelire vide, mettez-vous ça dans le crâne… Du reste, j’ignore ce que vous voulez savoir…
Là, je bonnis juste. S’il se doutait du coup, il voudrait faire une méchante tronche, le zigoto… Avoir déployé tant de gros moyens, s’être autant mouillé (si je puis dire dans ma situation) pour rien, avouez que c’est rageant…
En attendant je suis dans un drôle de pétrin (toujours si je puis dire). Bérurier avait raison : mon idée est foireuse.
Pour tout arranger j’éternue. Ernest trouve ça comique et se fend le pébroque.
— Eh bien, recommence ! dit le chef.
On recommence. Mais franchement je n’arrive pas à m’habituer à ce traitement… Je le trouve même de plus en plus déprimant…
Chaque fois j’ai la certitude que l’historiette va tourner au vilain et que je vais éternuer ma belle âme, mais chaque fois, à l’extrême du grand départ, une goulée d’oxygène vient me tirer par la main.
Comme une litanie apprise depuis longtemps, je répète :
— Je ne sais rien… Je ne sais rien…
À la fin, excédé, le chef me balance une mandale de sa main sèche, frémissante.
Je le regarde.
— Espèce de sale ordure ! je grogne… Vieux vicelard… Refoulé !… Sadique ! Écarteleur de taupes !
Il serre les lèvres… Son regard se coagule et il ne subsiste plus qu’un point doré dans ses yeux.
— Où est la balle ? dit-il…
Je réprime un mouvement de surprise. La balle ? En mourant Biernarski avait déjà parlé d’une balle, en polonais… J’avais cru que c’était à son sujet puisqu’on venait de le flinguer…
— Quelle balle ? je demande… Si vous m’affranchissiez un peu on y verrait peut-être plus clair…
— Vous savez parfaitement de quoi il s’agit… Puisque vous vous obstinez à ne pas parler, tant pis pour vous…
Ernest le regarde, il fait un signe affirmatif.
Alors le roi de la trempette ôte sa veste et l’accroche à un portemanteau de la salle de bains. Puis il va dans un angle de la pièce où sont entassés plusieurs énormes sacs de papier.
— Puisque vous trouvez la baignoire trop commune, nous allons vous proposer autre chose, fait mon interlocuteur…
Ernest coltine l’un des sacs jusqu’à la baignoire, il déchire le haut et verse son contenu sur moi… Une poudre grise s’étale sur l’eau, plonge, se dépose au fond du vaste récipient.
— C’est du ciment prompt, m’apprend le directeur de la fiesta. Nous en avons une quantité suffisante pour vous transformer en bloc de béton…
Du coup je les ai à la pistache, les gars… L’aventure tourne en eau de bidet ! Je sais bien que j’ai beaucoup de l’apollon, mais de là à se faire statufier en direct, très peu, merci, je me suis déjà sucré !
L’Ernest coltine son ciment. Ça bouillonne dans la baignoire… Maintenant il y a comme une espèce de masse lourde, visqueuse, broyante qui pèse sur mes cannes et mon bassin… Et le ciment continue de se déverser. Bientôt, il affleure le rebord de la baignoire. J’en ai plus haut que les épaules. Seule ma tête continue de dépasser.
Ernest va se laver les pognes au lavabo et s’épousseter un peu car il est gris de ciment. L’autre aussi a ses fringues couvertes d’une légère pellicule blanchâtre.
— Comprenez bien ce qui va se passer, me dit-il… En moins d’une heure le ciment se sera solidifié et vous serez prisonnier de la baignoire… En prenant, il va faire subir une rude épreuve à votre organisme. Vous serez malaxé, mon cher ami…
Je ne réponds rien… Le temps me dure, dire qu’en ce moment il y a des gnaces qui se font tartir sur la Côte d’Azur !
Des gonzes presque à poil étendus sur des chaises longues à l’ombre des parasols en fleurs ! De quoi s’engager dans les troupes coloniales, je vous le dis…
Le gars bibi, en attendant, se transforme en stèle funéraire. Quand je vous le disais que j’étais tout d’un bloc !
Ah ! ils veulent la faire mourir leur grande, ces vilains oiseaux !
Et dire qu’il y a des gens qui font du pet parce qu’ils ont un malheureux bout de caillou qui vadrouille dans leur rein ! Non, je vous jure ! Qu’est-ce que je devrais dire, moi !
— Toujours pas décidé ? demande le chef…
Je ne réponds rien car maintenant la situation mérite sérieusement réflexion !
CHAPITRE VIII
En avoir ou pas !
Comme disait si pertinement le maréchal Mac-Mahon à la bataille de Bouvines : « C’est pas les plus cocus les plus contents ! »
Moi je ne suis pas cocu (n’étant pas marida) mais je ne suis pas content non plus…
Notez qu’en l’occurrence je préférerais être cocu. Du reste, c’est une condition qui n’a rien de pénible, bien au contraire. Une roue de secours c’est indispensable dans un ménage si vous voulez mon opinion. Et si vous ne la voulez pas, prenez note tout de même de cette vérité première. Pénétrez-vous-en, elle vous sera utile le jour où vous aurez affaire à un ami qui vous veut du bien. Quand votre nana a un jules de renfort, c’est en somme vous que ça décharge. Pas besoin de vous ruiner l’imagination en vous figurant que votre bergère s’identifie à Martine Carol. Si elle prend feu, c’est un autre qui l’éteint… Donc, pas de dépenses d’énergie superfétatoires.
J’ai l’impression d’être mort depuis très longtemps. Le ciment commence à se durcir sérieusement et mon corps est pris dans une sorte de monstrueuse carapace glacée.
Je suis immensément lourd et rigide, comme un mort… Ma poitrine est comprimée. De plus, je ressens une brûlure immense dont l’intensité rejoint le froid intégral.
Les deux hommes me contemplent posément, intéressés par mes réactions. Moi je ne leur donne pas la satisfaction de gueuler ou de geindre. Non, de la dignité, les enfants, ça soulage… Ça ne sert à rien, mais on se sent fort, à l’abri des vacheries de la vie. Le grand remède universel, c’est dans l’homme qu’il se trouve ; dans sa façon d’être un homme et de considérer la vie. Dans le mépris qu’il a des douleurs et dans sa façon de les subir…
Amen !
Je ne sais pas si ça vient de moi, mais je trouve que le côté philosophique de mon personnage se développe un peu trop… Sartre me le disait encore l’autre jour avec ce sens du raccourci qui a fait la fortune du nain Piéral : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. » J’ai tendance à approfondir les sujets, même lorsqu’ils sont en surface… C’est comme ça qu’on fait des trous dans le tapis du billard… Le premier accroc coûte deux cents francs !
Ernest, écœuré par mon impassibilité de Sioux (un petit sioux, mon bon môsieur !) se tourne vers son chef :
— Qu’est-ce qu’on pourrait bien lui faire ? demande-t-il…
Il me rappelle une vieille peau qui, lorsque j’étais jeunot, avait des bontés pour moi. Elle venait tous les jeudis et m’apportait un litre de Cinzano pour me dopper. De quoi claquer l’étalon ! Je lichetrognais le kil de Zano et après j’étais vif comme un zèbre. Elle me faisait tous les trucs homologués, plus les autres, ceux qui naissent de l’inspiration du moment. Et quand elle avait épuisé la question, ainsi que son jeune partenaire, elle s’essuyait le front (entre autres choses) et murmurait, anxieuse, le regard pensif : « Qu’est-ce que je pourrais bien te faire ? »…