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— En voilà des façons ! proteste Staube en m’aidant à me relever. Frapper un honnête policier dans l’exercice de ses fonctions ! Quelle outrecuidance !

— Justement, insiste Ernest en m’allongeant un coup de tatane dans les côtes premières ; je peux pas renifler les perdreaux ! Ce salaud-là est venu nous espionner…

— Il n’a fait que son métier, déclare Staube.

Quel jeu joue-t-il, cet enfoiré ? Je ne me fais pas d’illusions. Au point où il en est maintenant, il ne peut pas se permettre de me faire de fleur. Je vais avoir droit à la canadienne de sapin avant longtemps. Excusez-moi, les mecs, j’ai rancard avec mes asticots personnels ! Faut pas les faire attendre, les pauvres chéris… On n’a pas le droit d’affamer de pauvres bestioles comme ça. Qu’est-ce qu’elle dirait, la Société protectrice des animaux, hein ? Dites-moi un peu ?

Est-ce que vous y songez, quéquefois au grand banquet des astecs ? Je vois des gonzesses qui se fignolent la frime, qui se la peinturlurent, qui se l’astringent, qui se la veloutent, qui se la décapent, qui se l’oignent, se la titillent, se l’astiquent, se la lubréfient, se l’ambresolairent, tout ça pour faire goder le bonhomme ! Est-ce qu’elles y pensent un quart de seconde à la liquéfaction générale ? Il y a dans tout individu une portion de brie qui sommeille… Mais le moment vient, fatal, souverain, bienheureux, où les Martine Carol se décarolisent, où les Marilyn Monroe fondent à feu doux… Un feu qui n’est pas le soleil de la côte californienne !

Je sais, vous allez dire que je tombe dans le morbide… C’est mon côté Baudelaire qui reprend le dessus… Vous êtes tous là, à vous figurer que je suis Laurel et Hardy à moi tout seul, parce que j’écris de bonnes grosses cuteries en fonte renforcée… Eh bien ! vous vous collez le doigt dans l’œil jusqu’au rectum inclus ! La vie n’est pas toujours là, simple et tranquille ! On a ses moments en roue libre… Des moments où l’homme se penche sur son passif et songe à déposer son bilan sur le coin du piano aux côtés de son râtelier… Faut m’accepter comme je suis. Un copain toubib qui me connaît affirme que je suis cyclothymique… Il se croit à la manufacture de Saint-Étienne ! Simplement j’ai des châsses avec le grand obturateur braqué sur l’existence. Et il y a des matins où je lui trouve l’air pâlichon à l’existence… L’air malade, l’air lugubre, l’air de ne pas savoir ce qu’elle y cherche…

Des matins… et surtout des soirs ! Vous savez ? Quand le père Durand se barre derrière l’horizon et que le monde se badigeonne au Lion Noir. Le char de la nuit !

Me regardez pas comme ça, je vous dis, vous me faites penser que vous vivez aussi et ça me rend triste !

Vous pensez, vous, que dans ces moments de flou on peut trouver le dérivatif ? Exposez un peu votre gamberge ! Allez, déballez le pacsif sans jouer les chochotes ! La bouteille ? Oui, d’accord, un coup de pichetegorne c’est gentil, ça brouille les idées… Mais ça n’arrange rien… Ce qui compte, c’est le fond du problème. Alors, me direz-vous ? L’amour… Je vous répondrai : « Qu’appelez-vous “amour” ? Le coup de rein de la délivrance ou bien la bonne femme dont vous tenez le petit doigt en lui susurrant des trucs mouillés dans le conduit auditif ? Savoir ? »

Le côté physique se termine par un sinistre « Va te laver, je te méprise pas ! » L’autre, le côté cérébral et sentimental, fait son pluriel en aux et un point c’est tout ! Vous devenez dingue pour une souris et vous quittez la terre ferme pour flotter dans la stratosphère… Et puis un jour la grognace vous file un coup d’épingle dans l’aérostat et c’est l’inévitable dégringolade…

Zut, où en étais-je ? Voilà qu’il faut que je reprenne le train en marche. Gaffe au passage à niveau !

Revenons à nos cadavres… C’est la vie… Excusez-moi s’il y en a moins aujourd’hui : nous sommes vendredi, il faut faire maigre…

Quand je dis de revenir à nos cadavres c’est au mien que je pense. Au mien qui a motivé cette longue digression dont je m’excuse auprès du lecteur inculte…

Staube y pense itou, à mon cadavre. Je lis mon trépas dans son regard comme sur une carte de faire-part. Comment me laisserait-il la vie sauve ? Je représente un danger beaucoup trop grand…

— Si ça ne vous ennuie pas, fais-je, j’aimerais une balle dans la nuque. Il paraît que ça vaut un comprimé d’aspirine.

Il hausse les épaules.

— Carmona n’avait pas cette forme de courage, dit-il… C’était un imbécile qui ne songeait qu’à fuir… Tout cela est de sa faute… La vie est pleine de gens qui se croient plus forts que tout le monde et qui, un jour, s’effondrent misérablement.

Il hésite.

— Alors vous ne savez rien ?

— Rien ! J’aimerais que vous m’appreniez…

— Quoi ?

— À quoi rime tout cela. Je me doute bien que vous allez me régler mon compte, mais comme je suis curieux par principe et de nature, il me serait agréable d’apprendre ce que vous cherchez avec tant de persévérance ?

— Vous me semblez bien téméraire, monsieur le commissaire… Bien courageux, surtout ! Prendre un risque pareil sans savoir de quoi il retourne…

— J’ai pris un risque correspondant aux vôtres… Je pense que ça en valait la peine ?

— Ça en vaut la peine en effet.

— Alors ?

— Alors recueillez-vous plutôt. Je vous accorde deux minutes de sursis, employez-les à vous préparer…

— Me préparer à quoi, cher monsieur Staube ?

— Mettons… à mourir !

— On ne prépare pas sa mort, ce serait bien trop long, bien trop compliqué… Je m’en remets à l’infini…

— Alors Ernest va vous offrir la balle souhaitée…

— Souhaitée est exagéré, fais-je, mettons préférée à un autre mode d’exécution…

Staube fait claquer ses doigts.

— À toi Ernest…

Le compère sort son P 38 en se pourléchant comme un chef de cuisine qui vient de réussir sa sauce grand veneur.

Tout crépi de ciment, saucissonné, meurtri, j’attends… Est-ce la réaction contre mon affolement, ma trouille noire de tout à l’heure ? Toujours est-il que je suis d’un calme olympien.

Je vais déguster une praline calibrée qui va faire exploser ce noyau généreux qu’est mon cerveau. L’univers va s’éteindre pour toujours… Le grand repos : il est là, à portée du néant, les mecs. Une bonne bastos et à la revoyure tout là-haut…

Ernest lève son feu. Le petit trou noir d’où la mort va déboucher à toute pompe me fixe cruellement.

Je soutiens le regard unique, le regard profond, intense de l’arme…

Viens à moi, ô mort tant attendue… Tends-moi la main et emporte-moi de l’autre côté…

Je pense à la pauvre Félicie qui va chialer… Et puis… Et puis brusquement mon indifférence disparaît. Il y a dans l’immeuble un poste de radio qui sévit. Une musique de jazz éclate… Ça, c’est l’appel de la vie…

— Une seconde ! hurlé-je.

J’ai tellement gueulé que mes oreilles en sont meurtries.

— Un mot à dire ? questionne Staube.

— C’est ça…

— Vous avez peur ?

— Ça n’est pas le mot qui convient. Je pense qu’il est idiot de mourir alors que nous pouvons fort bien nous entendre…

— L’eau et le feu ne s’entendront jamais, commissaire.

— Qui vous dit que je sois l’eau ?

— Expliquez-vous…

— Je ne suis pas ennemi d’une belle affaire, Staube… Si celle-ci est aussi importante que vous semblez le sous-entendre, nous pouvons fort bien nous entendre…