Je l’ai entraîné juste avant l’émeute. Y avait au moins six matafs qui parlaient de le déculotter en disant que c’était honteux, à notre époque, un homme qui ne savait pas se servir d’un fusil…
On a fait une virée tous les trois dans la chenille et l’incident s’est produit juste au moment où Hector s’engouffrait dans un édicule pour aller au refil. J’ai vu un grand zig s’avancer vers moi. Ce mec je le reconnaissais ; c’était Carmona, un truand de la pire espèce. Le casier de ce mec-là était long comme l’allée centrale de Notre-Dame. Je l’avais arrêté une fois, ça faisait un bon bout de moment. Il s’était mouillé avec une bande de Tchèques, car il avait un gentil talent de société qui consistait à ouvrir les coffres-forts récalcitrants.
Il avait dû tirer son jus entre quatre murs et je n’avais jamais plus entendu parler de lui.
Ce dimanche-là, il déambulait d’un pas rapide à travers la foule. Ses yeux étaient fixes et sa mâchoire serrée.
En m’apercevant il s’est cabré comme un bourrin trouillard devant l’obstacle à franchir, puis il y a eu comme une lueur dans son regard et il s’est avancé droit sur moi, avantageux, la bouche plissée par le sarcasme :
— Alors, poulet ! il m’a fait, on sort sa bonne vieille Maman ?
Faut que je vous dise, je ne suis pas le genre flic à pétard.
Les truands, j’ai rien contre eux lorsque je ne suis pas en service. Surtout lorsqu’ils ont tiré leur peine… Qu’il ait ses nerfs, Carmona, je comprenais. Sans doute avait-il éclusé un gorgeon de trop. Quand on lichetrogne, y a fatalement un glass qui plaide la cause de la connerie.
Félicie m’a regardé pour voir ce que j’allais faire. On apercevait sous le paravent de tôle du gaulatorium les pieds du cousin Hector qui accrochait les wagons because la chenille est néfaste aux honnêtes digestions.
Puis mes lampions se sont posés sur Carmona. Non, il n’était pas saoul… Mais il avait peur… Peur de ce qu’il faisait. Alors pourquoi le faisait-il ?
— Tu devrais te renseigner sur la plus proche pharmacie de garde, j’ai conseillé. Tu demanderas du Névrostyl au potard, ça se délivre sans ordonnance et c’est radical pour les nerfs…
Je le domptais, il a détourné les yeux. Et puis, brusquement, il m’a balancé une mandale qui m’a fait voir trente-six manèges de chevaux de bois.
J’aime pas les coups et surtout pas les gifles. Ce sont les gonzesses qui se giflent, pas les bonshommes.
Alors y a pas eu plus de Félicie, de cousin Hector et de foire du Trône que de beurre dans la culotte d’un nudiste. Je lui suis rentré dans le lard à Carmona et il a un peu compris sa douleur, le frangin !
En moins de temps qu’il n’en faut à un Congrès de Versailles pour élire un président de la République, il s’est retrouvé allongé sur le praticable de Mme Irma, voyante extralucide qui, aux dires de son affiche, lisait l’avenir dans le creux de la pogne. Après ce ramponneau, Mme Irma, perdant toute lucidité, s’est ramenée sur le seuil de sa roulotte en appelant à la garde et on a vu radiner enfin Police-Secours en deux coups de cuillère à pot.
Y avait un trèpe inouï autour de nous. La femme à barbe et les autos tamponneuses allaient faire faillite si ça continuait. Félicie pleurait. Elle est tellement émotive, la pauvre chérie. Elle ne peut jamais retenir ses larmes devant une petite fille qui récite un compliment ou une dame dont le chien-chien s’est fait scrafer par une bagnole. Quant à Hector, ressorti des gogues, il était d’un vert agressif, tirant sur la queue de poireau.
Les poulardins ont achevé le turbin commencé sur la géographie de Carmona. C’était sa fête, je vous jure… On aurait dit un chef indien, lorsqu’il a été fini de passer à la purge.
Il pissait le sang par tous les pores et il lui manquait trois ratiches essentielles sur le devant du clavier universel.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? je lui ai demandé, saisi d’une vague pitié. T’étais schlass ou quoi ?
Il m’a alors annoncé — comme il a pu, car il avait la gargane branlante — qu’il m’em… à une profondeur insoupçonnable, puis il a exposé sur le métier de policier un point de vue qui, peut-être, ne manquait pas d’une certaine pertinence, mais qui nous empêchait un laisser-aller quelconque à la clémence. Bref, le Carmona s’est vu enchrister sous l’inculpation de coups et blessures sur la personne d’un magistrat, d’insultes, de désordre sur la voie publique et autres broutilles qui lui ont valu de morfler six mois de durs.
Voilà pour ce que j’ai appelé, avec ce sens de la métaphore qui me caractérise, la période rouge de l’affaire. Rouge sang. Le sang de Carmona, naturellement…
Quelques jours se sont écoulés. J’allais oublier l’incident lorsque je suis entré à pieds joints dans la période noire !
Comme qui dirait la partie pile !
Cette fois plus de manèges, plus de petites autos, plus de chenille pour Hector, plus de cochons en pain d’épice. Le décor change.
Et le cinéma se débobine de la façon suivante.
Je viens de quitter le burlingue du Vieux après lui avoir fait un rapport circonstancié sur deux loustics qui s’amusaient à photographier le centre des recherches atomiques de Saclay. De la broutille ! Je suis le trottoir jusqu’au bistrot du coin et, au moment où je vais y pénétrer, un monsieur entre deux âges, fort bien vêtu, m’aborde avec civilité.
— Je vous demande pardon, vous êtes bien le commissaire San-Antonio ?
— J’ai en effet cet honneur !
— Je voudrais vous parler en particulier.
— C’est faisable. Mais j’aimerais savoir à quel sujet ?
— Une affaire grave.
Je le regarde.
Lui-même a l’air grave. C’est un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux blancs et aux vêtements noirs. Il a les couleurs — ou plutôt l’absence de couleurs — du cinéma en noir et blanc. Ses joues sont grises, ses yeux sont gris… Sa cravate est grise, sa voix aussi. Il jacte d’un ton égal et avec un petit accent indéfinissable qui peut être aussi bien dû à des origines slaves que perpignanaises.
Des mecs qui veulent vous entretenir de choses graves, la vie en est tellement encombrée qu’on doit balayer le trottoir tous les matins pour permettre le passage.
— Qu’appelez-vous grave, monsieur, heu ?
Il ne se nomme pas.
Son regard est flottant. Il voudrait parler, mais il est farouchement partisan du silence.
Sa main gantée de gris a un léger frémissement.
— Ne pourrions-nous pas discuter dans un endroit tranquille ?
— Mon bureau, ça vous irait ? je questionne d’un air innocent. (À noter que les flics ont rarement l’air innocent.)
— Mais oui…
— Seulement je suis pressé, ça vous ennuierait de repasser demain ?
Il hausse les épaules.
— Demain il est fort probable que je serai mort, monsieur le commissaire…
Alors là, je me dis que j’ai affaire à un cinoque ; c’est fréquent dans la profession. Tous les jours vous avez des gars qui se la radinent en vous affirmant qu’ils viennent d’étrangler leur femme ou de revolveriser le ministre de la Guerre…
Ça n’est vrai qu’une fois sur cent, heureusement ! Si on revolverisait à tout berzingue le ministre de la Guerre, il n’y aurait plus de postulant à cet emploi et, partant, on risquerait de ne plus avoir de guerre ! Ça serait la fin de tout ! Comment ferait-on marcher le commerce, je vous demande !
Je songe à la fillette des chaussures André, à qui j’ai cloqué la ranque pour dans cinq minutes. Cet hurluberlu est capable de me faire rater mon rambourg !
— Je regrette, fais-je sèchement, je suis pris… Si c’est tellement urgent, allez donc au commissariat de police de votre quartier…