Pas trace de balle ! Alors, choc en retour, cette fois c’est Biernarski qui se met aux trousses de Staube ! Le lièvre devient chien de chasse ! Il retrouve l’Allemand dans le pays où l’Allemand l’avait trouvé, ô ironie du destin… Ils ont la vache explication, et ils admettent que la pochette de documents saisie à l’hôtel ne contenait que des formules… Conclusion : le savant polonais n’avait pas carré ses œufs dans le même panier. En homme sage, il avait placé la balle ailleurs !
Les deux ennemis se quittent, persuadés qu’ils ont la possibilité de retrouver cette balle en cherchant bien, et les voilà qui, séparément, se mettent en quête de l’objet dangereux.
Reprenant les choses à la base, ils arrivent au même résultat : le savant polonais avait confié l’engin à un de ses amis français, ne conservant avec lui que ses formules… L’ami est un homme d’affaires qui reconnaît avoir reçu un petit colis en dépôt, mais refuse de le remettre à Biernarski, qu’il soupçonne de subir l’obédience soviétique (comme on dit, quand on s’exprime bien). Et l’obédience soviétique n’a jamais emballé un riche homme d’affaires de l’Ouest !
Aux grands maux les grands remèdes : Biernarski paie un spécialiste du fric-frac pour faucher le pacson dans le coffre de l’homme d’affaires… Il va en Pologne chercher des pions pour douiller le gars… Quand il est de retour, Carmona — vous avez deviné que c’est lui le spécialiste, à moins que vous n’ayez un caramel mou à la place du cervelet — a opéré son turbin.
Il l’a planqué… Et, poursuivi par les propositions pressantes de l’équipe Staube, qui deviennent vite de grosses menaces, il se livre sur ma personne à la séance que l’on sait.
Conclusion, la balle est toujours introuvable, mais cette fois-ci tous les protagonistes de l’affaire sont morts et je reste seul avec la môme Régine devant un problème insoluble…
Je suis pas gâté ! Dans tout ça, pas une lueur, rien qui puisse me brancher sur un chemin valable…
Bérurier avise une bouteille de fine et s’en empare sans me demander mon avis.
— Te gêne pas, je murmure…
— Non, dit-il, je ne fais pas comme chez moi !
Il se verse un grand godet.
Ayant vidé celui-ci, il clape de la menteuse avec mélancolie.
— Tu parles d’une histoire à dormir debout, fait-il… C’est pas une balle, mais peau de balle !
— Et comment…
— T’es certain qu’elle n’a rien d’autre à cracher, cette chérie ? demande-t-il plein d’espoir. Files-y donc un coup de tondeuse dans les tifs qu’on voie à quoi elle ressemble en Chéri-Bibi !
— Non ! Non ! J’ai tout dit ! s’écrie Régine.
Elle a tout dit. De ça, je suis à peu près certain.
— Qu’est ce que tu foutais dans l’aventure ? je questionne.
— Rien…
— T’as une façon d’être inactive pas ordinaire !
— J’étais l’amie de Staube…
— Salope !
— Je travaillais dans un magasin de fourrures… Mannequin… Il a été très gentil… Il avait de bonnes manières…
Tu parles ! Le coup de la baignoire c’était signé Gestapette ! J’aurais dû m’en gaffer tout de suite.
— Et alors, trésor cher à mon battant, tu t’es laissé ensorceler par son subjonctif passé et sa façon de tenir le petit doigt levé en buvant son café ?
Elle baisse le nez. Qui donc comprendra jamais les souris ? Personne, bien sûr. Avec elles c’est mystère et caleçon de bain !
Vous leur proposez Apollon et c’est Quasimodo qu’elles empoignent… Tant mieux, notez bien… Dans le fond c’est rassurant. Ça met l’espoir à la portée de toutes les bourses !
Tout le monde a sa chance, la couleur qui sort est la couleur gagnante ! Annoncez-vous, nobles représentants de la race humaine, alignez-vous pour la parade, avec vos bandages herniaires, vos ventres de chanoine (je cherche fortune autour du Chanoine), vos pieds plats, vos airs glands, vos crânes chauves, vos bouches édentées, vos slips inhabités, votre eczéma chronique, et votre grand cordon de la Légion d’honneur en bandoulière !
Formez les rangs ! V’là la pin-up qui passe ! On va procéder au tirage au sort… Le premier lot : un gâteau confectionné par la baronne… Second lot la baronne elle-même ! Sur un lit de roses !
— Bon, admets-je enfin… T’étais sa maîtresse… Et tu es devenue sa complice… Par amour ou par cupidité… Les grognaces ne résistent pas à l’attrait d’un truc qui brille ou d’un chiffon de chez Machinchouette !
Tenez, puisqu’il est très tard et que je suis vanné à fond de ballon, je vais vous dire mon rêve… Mon rêve secret… Eh bien ce serait de rencontrer une femme… Une qui a vécu… Une qui ait cherché beaucoup et qui n’ait pas trouvé… Une qui n’y croirait plus… Une qui ne rêverait plus que d’un carré d’herbe sur quoi s’étendre pour pouvoir regarder le ciel avec ses nuages et ses oiseaux… Celle-là, je me mettrais en face d’elle, si je la rencontrais, vous entendez, tas d’enflures ? Simplement en face d’elle. Et on se regarderait à l’infini… Jusqu’à ce que nos yeux nous brûlent ! Sans parler, surtout ça… Les mots, c’est trop dangereux. Ça vous part dans la gueule au moment où on ne s’y attend pas… Et ça fait mal… Ça laisse des traces ! Et le silence infini, voulu, profond, il serait à nous comme un enfant. Ensemble nous réussirions ce miracle : créer un peu d’infini…
— T’aurais pas une bricole à bouffer ? s’informe Bérurier, j’ai les crocs !
Tout le monde descend ! Mon idéal se dégonfle…
— Va voir dans le frigo, mec… Félicie a toujours de la bouffetance en rabe, comme si elle s’attendait à ce qu’une noce égarée vienne se faire héberger…
Il disparaît, tout joyeux. Lui, son infini arrive à se concentrer dans une rondelle de saucisson. C’est un heureux !
— Dis, Régine, t’as l’adresse de l’homme d’affaires à qui Carmona a rousti la balle ?
Elle fronce les sourcils.
— Je crois que c’est un certain Bargette, rue Molitor… Vous trouverez sur le Bottin.
— D’ac…
Elle ajoute :
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ?
— Moi ? Rien, fillette… C’est une question qui intéresse l’État… Complicité dans plusieurs affaires de meurtre, ça va chercher quelques marcotins de ballon, mais avec les châsses que t’as et surtout les formes, tu t’en tireras au rabais, crois-moi…
Comme Bérurier se ramène avec en pogne un sandwich gros comme ma cuisse, je lui montre la souris.
— Allez, Gros, emmène mademoiselle au violon et va te zoner, je te remercie, j’ai plus besoin de toi…
Il hausse les épaules.
— C’est pas malheureux… Si je comptais mes heures de nuit, je ferais fortune…
— T’en fais pas, t’auras droit à la retraite si les petits cochons de truands ne te flinguent pas en route !
— Ouais…
— Et te laisse pas amadouer par madame…
— Tu me prends pour une crêpe ?
Il ôte un côté des menottes afin de dégager Régine du chauffage central, mais, prudent, il les lui repasse aussitôt.
Je les regarde partir dans la nuit et, mort de fatigue, je m’allonge sur le divan du salon !
NOTA. — Certains lettrés pourront constater qu’au cours de la précédente narration j’ai employé plusieurs temps différents. Qu’ils ne croient pas à de l’incertitude de ma part, non plus qu’à de la fatigue cérébrale. En toute modestie, il s’agit d’une virtuosité grammaticale. Depuis toujours je caressais l’espoir d’unir le passé composé, l’imparfait et le passé simple dont l’esprit d’autonomie me contristait.