Je le palpe précautionneusement, mais c’est mou. D’autre part il est étrangement léger. Ces constatations, je ne les avais pas faites dans le bureau de Bargette parce que la joie enivrante du triomphe était plus forte que tout.
Mais maintenant elles s’imposent à mon esprit de déduction. Et brusquement, je me sens le rectum consterné.
Une balle, c’est dur, c’est lourd…
Prompto j’arrache le papier marron. Je trouve à l’intérieur un morceau de bristol plié en quatre. Sur ce bristol, deux lignes sont écrites à la main et en polonais, comme dirait Ponson du Terrail. En bas, une signature tout juste déchiffrable : Cazek.
C’est maigrichon ! Moi qui espérais toucher au but, je l’ai in the baba ! Enfin, la traduction de ces deux lignes nous apprendra peut-être quelque chose…
Tout en renaudant, je bombe jusqu’au siège de la flicaille. Tous les potes sont làga : Pinuche, Bérurier, Jasmin…
Le gros Béru est en train de raconter aux aminches les péripéties de la nuit passée. Il en rajoute, comme toujours… Lui, faut toujours qu’il fasse la bonne mesure. Les mecs, dans ses histoires, mesurent invariablement vingt centimètres de plus que dans la réalité. C’est sa façon d’être poète.
— L’écoutez pas, fais-je en radinant dans le coincetot, c’est Marius et Olive à lui tout seul !
Les autres se marrent tandis que le Gros proteste.
— Coviak n’est pas là ? je m’informe.
— Il est au laboratoire.
— Dites-lui que je veux le voir immédiatement, qu’il se remue le dargeot, je n’en ai que pour une minute avec sa pomme !
Pinaud me demande si ses renseignements du matin m’ont été utiles. Il voudrait sauver la France tous les jours en prenant son petit déjeuner… C’est une maladie chez ce gars-là !
— Comme un cataplasme sur une jambe de bois, lui affirmé-je, histoire de le mettre en pétard.
Le visage roux et triangulaire de l’inspecteur Coviak apparaît.
— Vous m’avez demandé, commissaire ?
— Oui… Si tu parles le polak, tu dois aussi savoir le lire ?
— Effectivement.
Je lui tends le bristol plié en quatre.
— Alors, traduis-moi ce papezingue !
Il saisit le message et lit :
En cas de décès, que la faculté de Varsovie prenne ma dépouille en charge.
J’en ai le bide qui me fait mal.
— C’est tout ?
— C’est tout !
Je gamberge… Voilà qui dissipe mes derniers espoirs. J’avais cru gagner le canard, total je suis arrivé au fond d’une impasse.
— O.K… Bon, eh bien, transmets ce message à l’ambassade de Pologne… C’était, paraît-il, la dernière volonté de l’intéressé…
Que voulez-vous que je fasse ? Il y a des moments où l’on est bien obligé de mettre les pouces, non ? S’obstiner ne sert à rien… J’ai fait tout ce que j’ai pu, du mieux que j’ai pu… J’ai même failli laisser mes os dans l’aventure… Qui dit mieux ?
Je plante là les copains et je vais chercher le patron.
Il est dans son burlingue, occupé à téléphoner à un de mes collègues en mission. Il te lui passe un de ces Cadum qui, s’ils entretiennent la beauté, n’entretiennent pas l’amitié !
Lorsqu’il raccroche, son front ivoirin est empourpré par un noble courroux. Je le laisse se vider de sa rancœur. Et, en fait, le mécontentement s’estompe sur sa frime, comme un orage dans un ciel d’été.
— Quoi de nouveau ? me demande-t-il… Où en êtes-vous de vos histoires polonaises ?
— Je n’y suis plus, chef… C’est scié…
Je lui narre les événements des dernières vingt-quatre heures…
Il m’écoute sans piper mot, se contentant de dessiner des motifs étrusques sur son buvard.
Lorsque je me tais, il hoche la tronche. Je regarde miroiter sa calvitie à la lumière du réflecteur de bureau… Enfin, il se lève, tire sur ses manchettes de soie, fait briller ses boutons d’or et déclare enfin :
— C’est dommage !
Pas besoin de lui faire préciser ce qui est dommage : je le sais bien… Je le sens bien… À moi aussi, ce mot vire sous mon dôme ! Dommage ! Il s’inscrit en lettres de feu dans mon crâne…
Dommage que tant de gens soient morts pour rien… Dommage que nous ne puissions contrôler l’invention de cet hurluberlu de professeur Cazek !
Le chef s’assied. Il me dit :
— Je n’ai rien à vous confier pour l’instant, San-Antonio…
— Tant pis… J’aurais aimé me changer un peu les idées…
— Pourquoi vous changer les idées ? Entre nous, vous considérez vraiment l’affaire comme terminée ?
— Ben…
— Soyez franc !
— Évidemment que non. Seulement on ne peut la pousser plus loin.
Il joint les mains…
— On peut toujours pousser les choses plus loin. Je crois que vous vous êtes occupé beaucoup trop des gens qui gravitent autour du savant et pas assez de lui…
— M’occuper de lui ! Mais il est mort depuis treize ans !
— Et alors ?…
Il y a un instant de silence… Le Vieux caresse sa mappemonde en peau de fesse et son beau visage qu’il veut marmoréen continue de luire tendrement à la lumière électraque.
— Curieux homme que ce savant, fait-il… Il vient en France pour échapper à l’invasion… Il amène avec lui sa formule et sa balle…
Il stoppe.
— L’a-t-il seulement, cette putain de balle, chef ? La formule, on en est sûrs, puisque Staube l’a récupérée… Mais la balle ?
— Évidemment qu’il l’a amenée ! Un homme de science, un inventeur ne se sépare pas de son invention… Il ne la divise pas en deux, laissant une partie dans le danger qu’il fuit… Surtout une partie aussi évacuable qu’une balle… C’est tout petit…
— Ça l’est trop, chef… Ça se dissimule trop facilement…
Il hoche la tête dubitativement. Puis il se concentre comme un carré de Viandox.
— Mettons-nous dans la peau de ce savant. Le voilà en France… La guerre continue… Il se terre, attendant de pouvoir reprendre ses travaux, ou plutôt de pouvoir les exploiter… Il aurait la partie belle pour vendre son invention à une puissance étrangère… Mais non, il attend, il attend parce qu’il est patriote. Son invention est pour la Pologne !
Du moment qu’on aborde le domaine du patriotisme, vous parlez qu’il biche, le Vieux ! Lui et la cocarde, ça fait un ! Il doit porter des slips tricolores et se mettre La Marseillaise avant de s’endormir !
— D’accord, admets-je, soucieux de couper court, et ensuite ?
— Il voit que les choses se gâtent pour la France… Il partirait bien en Angleterre, mais cela doit lui paraître inutile. À quoi bon aller plus loin ? L’Allemand semble vainqueur… partout, sur tous les fronts… Alors ?…
« Alors, enchaîne le boss, qui, décidément est intarissable ce matin… Alors, il prend peur et veut sauver son invention. La guerre risque de l’anéantir… A-t-il un obscur pressentiment de la fin qui le guette ? C’est possible… Il confie sa formule au coffre de l’hôtel où il loge… Là, elle est à l’abri des bombes… Mais la balle, il la cache autre part, car, sans la balle, sa formule est inutilisable, il le sait…
Bien raisonné. Je ne dis pas au Vieux que sa gamberge n’est pas neuve pour moi. À quoi bon le froisser ? Je crois plus astucieux de le laisser filer…
Il poursuit :