— Où peut-il la dissimuler ? Mystère… Il confie sa formule à un hôtelier, ses dernières volontés à un ami… Mais le reste, la clé de son édifice scientifique ?
Merde, faudra que je note cette image. Un édifice scientifique ! Y a que le Vieux pour trouver des formules pareilles !
Je me gondole in petto.
J’attends la suite, mais le boss répète :
— Où peut-il l’avoir cachée ?
Et cette fois, c’est une question qu’il me pose à moi ! À moi qui ne sais plus que penser de tout ça ! De quoi s’acheter une bonbonne de Mercurochrome pour se déguiser en chef indien !
Cher homme !
— Ça, fais-je, je l’ignore absolument !
— Quel est en vérité ce fameux hôtel où il était descendu ?
— On peut essayer de le retrouver…
— Il le faut ! Peut-être apprendrez-vous quelque chose !
— Peut-être…
Je me lève, mais le bignou retentit. Le Vieux fronce le sourcil pour décrocher, tout prêt à mordre !
— Allô !
Il écoute… Puis son visage s’éclaire comme la façade du palais de Versailles au mois de juillet.
— Une bague, dit-il… Oui, je sais ce que c’est, apportez-la…
Il pose doucement l’écouteur sur sa fourche.
— Ceux de la P.J. qui enquêtent rue de l’Échaudé ont découvert chez Solange Maurey une bague splendide dans une boîte contenant des grains de café… Ce doit être celle de Bargette, non ?
— Certainement…
— Bon, nous allons la lui rendre en douce après lui avoir demandé une description poussée de celle qui lui fut volée…
— D’accord ! Pour une fois il y aura un type dans Paris qui pensera que les flics ont du bon !
Je lui en serre cinq et je m’expédie hors de son bureau.
CHAPITRE XVIII
La blanquette de veau !
— C’est toi, M’man ?
Question idiote s’il en fut ! Lorsque je compose mon propre numéro de téléphone et qu’une tendre voix de femme répond « Allô », à qui d’autre qu’à Félicie pourrait appartenir cette voix ? Hein, je vous le demande. On perd une bonne partie de son temps à dire des choses inutiles. À faire remarquer aux gens cavalant sous la pluie qu’il fait un sale temps ; à demander si ce sont eux à des gens qui vous ont mis au monde ! Non, voilà qui est à inscrire sur le registre des réclamations de la maison Humanitas !
Moins glandularde que moi, Félicie dit :
— Tu ne rentres pas déjeuner ?
— Non, M’man… Impossible, j’ai un travail terriblement urgent et…
— Et ma blanquette de veau ?
— On la mangera ce soir… La blanquette, M’man, plus elle est réchauffée, meilleure elle est, tu le dis tout le temps !
Un soupir qui fendrait le cœur d’un contrôleur des contributions…
— Bon, murmure mon excellente femme de mère !
Nous raccrochons. Pour dissiper ma tristesse, je me tourne vers le père Pinaud qui entre précisément dans le bureau.
Pinaud, c’est la vieille cloche, la baderne intégrale, au point que je conseille tous les matins au musée de l’Homme de lui acheter son corps afin de l’exposer comme prototype du Français-moyen-ravagé-par-le-gâtisme-précoce ! Pourtant il a un don : celui de la recherche. Ce gnard, c’est SVP à prix de faveur !
Il revient, triomphant… Son visage de cocu rhumatisant est illuminé littéralement par la satisfaction.
— Hôtel Printania, rue La Fontaine, dit-il.
Libéré de son secret, il s’affaisse sur un siège.
— Comment as-tu réussi aussi rapidement à trouver l’adresse ?
J’en suis baba car cela fait un quart d’heure que je l’ai chargé de cette besogne…
— Pas dur, dit-il… J’ai téléphoné à Bargette de ta part ! Puisqu’il avait été l’ami du savant, il devait savoir où il créchait, non ?
Je ne dis rien, parce qu’il y a belle lurette que je n’ai pas eu à un tel point le sentiment d’être une cloche moi aussi. Tant de simplicité dans la déduction me porte sur les nerfs.
Au lieu de le remercier, j’ai envie de lui bouffer le foie.
— Remarque, fait-il, tu nous aurais pas raconté l’histoire du papier confié à Bargette…
— Ça va, ça va, trisse, je ne te demande pas ta vie, tu nous la racontes à bout portant ! C’est une manie !
Il les met en ronchonnant. Il affirme que si sa vie était à refaire, il préférerait aller vendre des moules plutôt que d’entrer dans la poularderie. Un job où on ne se couche jamais, comme le soleil sur les États de Charles Quint, où l’on bouffe avec les anges, où l’on risque d’attraper une balle aussi facilement que vous risquez de choper le rhume des foins et où, en guise de remerciement pour ses bons et loyaux services, on se fait traiter plus bas que terre par des blancs-becs qui ont encore la goutte de lait au bout du naze !
In petto, comme dirait un polyglotte, je ne puis que m’associer à cette intense réprobation.
La vie de flic est une vie de chien.
Je me lève avec lassitude. Ma montre dit treize heures, ce qui est un tour de force pour un cadran numéroté jusqu’à douze.
J’ai faim mais je dis à mon estomac de fermer sa grande gueule et je me taille…
Cap ? Rue La Fontaine…
« Hissez le grand foc ! » comme aurait dit le maréchal Joffre.
L’hôtel Printania est un établissement bourgeois, un peu provincial. Tout y est doux, feutré, familial… J’imagine que ce sont les vieilles gens qui descendent ici… Ou bien les gnaces d’Auteuil qui viennent bouillaver dans la quiétude…
Le patron est un grand zig à l’air résigné. Trente ans de bidet, ça marque un homme… Trente ans à écouter la chanson des ressorts… À manipuler des draps souillés… Trente ans à décrocher des clés à un tableau… À regarder des jambes escalader un escalier… Trente ans à vendre un peu de sommeil, un peu d’amour, un peu d’oubli…
Il me regarde franchir son hall tapissé de gravures sur bois de bon ton. Et son œil expérimenté lui apprend déjà ma profession.
— C’est vous le patron ?
— Oui…
Je lui annonce la couleur :
— Police…
— Vous voulez mes livres ?
— Non… Un tuyau… Ça fait combien de temps que vous tenez cette auberge ?
— Dix-huit ans !
Je respire.
— Ouf ! Vous allez pouvoir me renseigner… Vous souvenez-vous avoir eu comme client, au début de la guerre, un savant polonais du nom de Cazek ?
Il n’hésite pas…
— Très bien : il est resté près de deux ans chez moi ; il a été tué par un bombardement, du côté de la porte de la Chapelle… Je suis allé reconnaître le corps à la morgue…
— Il vous avait confié des papiers ?
— Que j’avais mis dans mon coffre, parfaitement.
— Et que vous avez remis après sa mort à un compatriote à lui.
— Un nommé Biernarski. C’était, paraît-il, un cousin à lui. Il avait un papier de l’ambassade de Pologne… Il m’a du reste signé un quitus que j’ai conservé… Si vous voulez le voir je peux vous le montrer…
— Inutile. J’aimerais avoir des détails sur Cazek. Qui fréquentait-il ?
— Personne ou presque… Il avait un ami français… Un homme qui était dans les affaires et qu’il avait connu jadis à Varsovie.
— Bargette ?
Il me regarde, surpris.
— Oui, je crois que c’est ce nom-là… Vous êtes mieux renseigné que moi, monsieur le commissaire…
— Jusqu’à un certain point. À part ça, personne d’autre ne visitait Cazek ?
— Pratiquement non… Oh ! je l’ai vu une fois ou deux en compagnie de compatriotes à lui… Mais cela avait l’air de simples relations… Vous dire leurs noms ou même vous parler d’eux me serait impossible…