« Je pense qu’il pense penser.
— Exactement ce pour quoi nous l’avons programmé. » Satnam a l’allure, la tenue et l’assurance facile des gens des médias, mais Nadja remarque un petit trident de Shiva pendu à la chaîne de platine qu’il porte autour du cou. « En fait, Lâl Darfan suit un script aussi précis que Ved Prekash.
— C’est le point de vue que j’ai choisi, apparence et réalité. Si les gens croient aux acteurs virtuels, que vont-ils avaler d’autre ?
— Allons, ne vendez pas la mèche », sourit Satnam en la conduisant dans la section suivante. Il est presque mignon, quand il sourit, se dit Nadja. « Voici le service méta-soap, d’où sort le script que Lâl Darfan ne pense pas suivre. On en est arrivés à un point où le méta-soap est aussi important que le soap lui-même. »
Le service est une longue ferme de stations de travail. Les parois de verre polarisant occultent le jour et les cultivateurs de soap travaillent dans la lumière artificielle diffusée par les écrans et les spots de faible puissance. Les mains des concepteurs dessinent dans le neurospace. Nadja réprime un frisson à l’idée de passer ses années de travail dans un endroit de ce genre, où le soleil n’entre pas. De la lumière tombant sur de hautes pommettes, une tête chauve et une main délicate attirent son attention, si bien que c’est maintenant elle qui interrompt Satnam.
« Qui est-ce ? »
Satnam tend le cou.
« Oh, c’est Tal. Un nouveau. Il dirige la décoration visuelle.
— Je crois que le bon pronom est “eil”, le reprend Nadja en essayant de mieux voir le neutre derrière le ballet des mains. Elle ne s’explique pas vraiment sa surprise à trouver un troisième sexe dans les bureaux de la production : en Suède, les industries de création attirent beaucoup de neutres et le principal soap d’Inde ne peut qu’exercer une influence similaire. Elle se rend compte avoir présumé que le long passé de l’Inde avec les trans- et non-genres a toujours été caché, voilé.
« Eil, comme vous voulez. Eil ne se sent plus aujourd’hui, parce qu’eil est invité à la fête d’une grande céléb.
— Youli. Le mannequin russe. J’ai essayé d’y être invitée aussi, pour l’interviewer.
— Et vous vous êtes rabattue sur le gros Lâl.
— Non, la psychologie des acteurs aeais m’intéresse vraiment. » Nadja jette un coup d’œil au neutre, qui lève la tête. Leurs yeux se croisent un instant. Il n’y a ni reconnaissance ni communication. Eil reporte son attention sur son travail. Ses mains sculptent des chiffres.
« Ce que le gros Lâl ne sait pas, c’est que les personnages et l’intrigue sont des progiciels de base, continue Satnam en la conduisant entre les stations de travail allumées. Nous les vendons en franchise et divers diffuseurs nationaux y intègrent leurs propres acteurs aeais. Ce ne sont pas les mêmes acteurs qui interprètent Ved Prekash à Mumbaï et au Kerala, et ils sont aussi mégacélèbres là-bas que le gros Lâl ici.
— Tout est version », dit Nadja en essayant de décrypter la magnifique danse des longues mains du neutre. Une fois qu’ils sont ressortis dans le couloir, Satnam s’essaye au bavardage.
« Alors, vous êtes vraiment de Kaboul ?
— J’en suis partie à quatre ans.
— Je ne sais pas grand-chose là-dessus, mais ça a forcément dû être…»
Nadja s’arrête d’un coup dans le couloir pour se tourner vers Satnam. Bien qu’il la dépasse d’une demi-tête, il recule d’un pas. Elle lui attrape la main et lui griffonne un UCC sur les phalanges.
« Tenez, mon numéro. Vous l’appelez, je répondrai peut-être. Je peux suggérer qu’on sorte ensemble quelque part, mais dans ce cas, c’est moi qui choisis où. D’accord ? Bon, merci pour la visite, je pense que je saurai retrouver la sortie toute seule. »
Il est à l’endroit indiqué au moment indiqué quand Nadja se rapproche du trottoir en phut-phut. Il n’a pas mis de vêtement auquel il tienne vraiment, conformément aux instructions de Nadja, mais porte quand même son trishûla. Elle a vu beaucoup de ces tridents, dans la rue, au cou des hommes. Quand il s’installe près d’elle sur la banquette, le petit véhicule motorisé tangue sur sa suspension maison.
« C’est ma tournée, vous vous souvenez ? » rappelle-t-elle. Le chauffeur les insère dans le grouillement de la circulation.
« Destination surprise, d’accord, répond Satnam. Alors, vous avez écrit votre article ?
— Écrit, terminé, expédié. » Elle l’a pondu dans l’après-midi sur la terrasse de l’Imperial International, l’auberge des routards dans le Cantonnement, où elle a une chambre. Elle déménagera quand le magazine l’aura payée. Les Australiens lui portent sur les nerfs. Ils se plaignent de tout.
Le problème, c’est que Nadja Askarzadah a un petit ami, Bernard. De l’Imperial comme elle, un diplômé dont les douze mois d’année sabbatique sont devenus vingt, quarante, soixante. Un Français paresseux, ouvertement convaincu de son propre génie et très mal élevé. Nadja le soupçonne de ne rester à l’auberge de jeunesse que pour lever de nouvelles nanas dans son genre. Mais il pratique le sexe tantrique et peut rester une heure dans une femme à psalmodier sans débander. Jusque-là, le tantrisme avec Bernard a consisté pour Nadja à rester accroupie sur ses genoux pendant vingt, trente, quarante minutes en tirant sur une lanière en cuir entourée autour de son pénis pour le garder dur dur dur jusqu’à ce que ses yeux se révulsent et qu’il dise que la kundalinî est montée, ce qui signifie que les drogues font enfin effet. Ce n’est pas l’idée que Nadja se fait du tantrisme. Bernard n’est pas l’idée qu’elle se fait d’un petit ami. Satnam non plus, et essentiellement pour les mêmes raisons, mais c’est une idée, un jeu, un pourquoi pas ? Nadja Askarzadah a dirigé par des pourquoi pas ? autant de ses vingt-deux années qu’on lui en a laissé la responsabilité. Ils l’ont conduite au Bhârat, contre l’avis de ses professeurs, amis et parents.
New Vârânacî se heurte à l’ancienne Kâshî dans une série de discontinuités et de juxtapositions. Les rues commencent dans un millénaire pour se terminer dans un autre. Les vertigineux gratte-ciel de grandes sociétés dominent un fouillis d’allées et de maisons en bois qui n’ont pas changé depuis quatre siècles. Des viaducs pour métro et des autoroutes surélevées passent à côté des lingams en grès de temples de plus en plus délabrés. L’odeur écœurante des pétales en train de pourrir imprègne même le smog permanent des gaz d’échappement des moteurs à alcool, se dissipant en un parfum urbain que les villes se tamponnent derrière leurs cloaques. Bhârat Rail emploie des balayeurs pour débarrasser les voies de tous ces pétales. Kâshî en génère par milliards auxquels les roues en acier ne peuvent faire face. Le phut-phut tourne dans une ruelle sombre bordée de magasins de vêtements : sans bras ni jambes, mais le sourire aux lèvres, de pâles mannequins en plastique se balancent, accrochés en hauteur à des râteliers.
« Suis-je autorisé à demander où vous m’emmenez ? questionne Satnam.
— Vous le découvrirez bien assez tôt. » En fait, Nadja Askarzadah n’y est jamais allée, mais depuis qu’elle a entendu les Australiens se vanter d’avoir eu l’audace de s’y rendre sans que cela les dégoûte, pas le moins du monde, elle cherche une excuse pour trouver ce club ultra-louche. Elle n’a aucune idée de l’endroit où elle est, mais elle suppose que le chauffeur l’emmène dans la bonne direction quand les mannequins en train de se balancer cèdent la place à des putes dans des devantures ouvertes. La plupart ont adopté l’uniforme occidental standard de lycra et de chaussures démesurées, quelques-unes, fidèles à la tradition, occupent des cages en acier.