Lisa s’étire et fléchit les membres. La faible gravité demande des efforts différents à de nouveaux groupes de muscles. Elle se déchausse, presse ses orteils sur le treillis métallique. Elle se conforme à l’intensif régime d’exercices de la NASA et absorbe des suppléments calciques. Lisa Durnau atteint l’âge où une femme se met à penser à ses os. À l’ISS, on commence par avoir le visage et les membres supérieurs gonflés, à cause de la redistribution des fluides corporels, puis, avec le temps, on acquiert une apparence étirée, légère, féline… mais les longues-durées consomment leurs propres os. Ils passent la majeure partie de leur temps dans l’ancien noyau à partir duquel l’ISS a tant bien que mal grossi au cours de son demi-siècle dans le ciel. Peu descendent dans la vilaine gravité, générée ou non par la centrifugeuse. La légende veut qu’ils en soient incapables. Lisa Durnau s’essuie avec une lingette, agrippe un anneau mural et remonte ainsi le rayon, une main après l’autre, en direction de l’ancien noyau. Elle sent son poids baisser de manière exponentielle : elle arrive, en attrapant un barreau, à se propulser vers le haut de deux, cinq, dix mètres. Lisa a rendez-vous dans le moyeu avec l’agente fédérale. Un longue-durée plonge dans sa direction, exécutant à mi-parcours un joli saut périlleux pour se remettre les pieds en bas. Il la salue au passage d’un hochement de tête. Il est d’une telle souplesse que Lisa se fait l’impression d’un morse, mais elle trouve son hochement de tête encourageant. C’est l’accueil le plus chaleureux qu’elle a reçu à l’ISS. Cinquante personnes, cela forme un groupe assez petit pour que tout le monde s’appelle par son prénom, et assez important pour créer des différends politiques. Exactement comme à la faculté, donc. Lisa Durnau adore la présence physique de l’espace, mais elle aurait aimé que le budget inclue des fenêtres.
La première surprise se produisit lors de son premier matin à Kennedy. Installée sur la véranda, elle regardait l’océan pendant que la bonne la servait en café quand elle réalisa d’un coup que le Dr Lisa Durnau, biologiste évolutionnaire, avait disparu de son propre chef. La femme en costume ne l’avait pas étonnée en lui disant qu’on allait l’envoyer dans l’espace. Le Département d’État n’expédiait pas des gens à Kennedy en navette hypersonique pour étudier les mœurs des oiseaux. Elle trouva désagréable, mais pas étonnant, qu’on lui confisque son palmeur au profit d’un modèle limité à la consultation. Et étonnant, mais pas scandaleux, qu’on ait vidé l’hôtel pour elle. Le gymnase, la piscine, la blanchisserie. Tout cela pour elle, pour elle seule. Lisa ressentit une solide culpabilité presbytérienne chaque fois qu’elle appela le room-service, jusqu’à ce que la bonne nicaraguayenne lui confie que cela lui permettait d’avoir quelque chose à faire. Du moins la bonne prétendait-elle venir du Nicaragua. C’est pendant que ladite bonne lui servait son café, pendant ce vertigineux instant de paranoïa, que se produisit la deuxième surprise : elle réalisa que Lull avait disparu aussi. Lisa n’avait jamais envisagé d’autre raison à cela que la désintégration de son mariage.
Quand elle revit la femme en costume, qui s’appelait Suarez-Martin, prononcé à l’espagnole, Lisa Durnau lui posa la question.
« Il faut que je sache », dit-elle en se dandinant d’un pied sur l’autre, reproduisant sans s’en rendre compte sa routine d’échauffement, « la même chose est-elle arrivée à Thomas Lull ? »
L’agente fédérale Suarez-Martin se servait de la suite de luxe comme bureau. Elle tournait le dos au panorama de fusées et de pélicans.
« Je l’ignore. Sa disparition n’a rien à avoir avec le gouvernement américain. Je vous en donne ma parole. »
Lisa Durnau retourna une ou deux fois cette réponse dans sa tête.
« Bon, d’accord, mais pourquoi moi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Je peux répondre à la première question.
— Allez-y.
— On est venus vous chercher vous parce qu’on n’arrivait pas à le retrouver, lui.
— Et ma deuxième question ?
— Il y sera répondu, mais pas ici. » Elle poussa un sac en plastique vers Lisa. « Vous aurez besoin de ça. »
Le sac, marqué des logos de la NASA, contenait une combinaison de vol standard taille unique d’un jaune ultravoyant.
À leur rencontre suivante, Suarez-Martin ne portait pas son costume. Sanglée sur la couchette d’accélération à droite de Lisa Durnau, le jaune NASA à peine visible sous sa tenue de vol au niveau des poignets et de la gorge, elle fermait les yeux et agitait les lèvres en prières muettes, mais Lisa eut l’impression de rituels aidant à affronter une terreur habituelle plutôt qu’une nouveauté absolue. De rosaires d’aéroport.
Le pilote occupait la couchette sur sa gauche. Absorbé par les vérifications et communications d’avant-vol, il traitait Lisa comme une passagère quelconque. Elle se tortilla sur sa couchette et sentit, mouvement d’une intimité inquiétante, le gel s’adapter aux courbes de son corps. En dessous, au fond de la fosse de lancement, un laser de trente térawatts se chargeait, focalisant son rayon sur un miroir parabolique situé sous le cul de Lisa. Me voilà bientôt projetée dans l’espace au bout d’un rayon de lumière plus chaud que le soleil, se dit-elle, s’émerveillant du calme avec lequel elle parvenait à envisager cette perspective insensée. Peut-être refusait-elle d’y croire par réflexe de protection. Peut-être la bonne nicaraguayenne avait-elle glissé quelque chose dans le café. Le compte à rebours s’acheva pendant que Lisa Durnau essayait de prendre une décision à ce sujet. Un ordinateur du centre de contrôle de Kennedy déclencha le gros laser. L’air prit feu sous Lisa et expédia à trois g le léger vaisseau de la NASA vers l’orbite. Au bout de deux minutes de vol, une pensée si ridicule, si absurde lui traversa l’esprit qu’elle ne put s’empêcher de pouffer, expédiant des rides de rire dans son matelas de gel. Hé, m’man, regarde un peu ! Je tutoie les anges. J’appartiens au cercle de voyageurs le plus fermé de la planète, celui du Club des Cinq Cents Miles d’Altitude ! Et tout ça à bord d’un machin qui ressemble à un presse-agrumes de designer.
La troisième surprise vint lui sauter au visage à ce moment-là : elle s’aperçut qu’elle manquerait à très peu de monde.
La bande d’identification sur la combinaison jaune indique Daley Suarez-Martin. La fédérale est une de ces personnes capables d’établir leur bureau n’importe où, même dans un compartiment rempli de nourriture pour astronautes sous film plastique. Palmeur, bouteille d’eau, patch télévision et photos de famille sont accrochés au velcro en arc de cercle sur la paroi : trois générations de Suarez-Martin rassemblés sur la véranda d’une vaste maison avec des palmiers dans de gros pots de terre cuite. Le patch TV, réglé sur l’horloge, indique à Lisa Durnau qu’elle est à 01:15 GMT. Elle effectue une soustraction. Elle serait au Tacorofico Superica à boire son troisième margarita avec la bande du mercredi soir.
« Comment se passe l’adaptation ? s’informe Daley Suarez-Martin.
— Eh bien, euh, ça va. Vraiment. » Lisa a encore un peu mal à la nuque, comme aux premières utilisations d’un lighthoek. Elle a dans l’idée qu’elle n’a pas encore éliminé dans la roue d’exercice la totalité des substances qu’on lui a administrées pour minimiser le traumatisme du lancement. Et elle se sent horriblement à nu dans cette absence de gravité. Elle ne sait pas quoi faire de ses mains. Ses seins ont l’air de canons.