Выбрать главу

Daley Suarez-Martin sourit. « On vous y envoie demain voir par vous-même. »

6

Lull

Vingt-trois heures trente et la boîte s’agite. Des projecteurs montés sur mâts définissent un ovale sur le sable. Les corps s’agglutinent comme des insectes dans la lumière. Ils bougent et se frottent, les yeux fermés d’extase. L’air sent la fin de journée, la sueur corsée et le Chanel acheté en duty-free. Les filles portent les flucturobes de cet été, les deux-pièces du précédent, parfois le classique collier en V. Les garçons sont tous torse nu, avec plusieurs strates de bijoux autour du cou. Les mèches de menton sont de retour, les coupes à l’iroquoise font tellement 2046, les ringards indécrottables arborent encore des peintures corporelles tribales, mais la scarification semble la prochaine tendance, pour les garçons comme pour les filles. Thomas Lull se réjouit que les strings australiens exposant le pénis soient passés de mode. S’occupant depuis trois saisons, au noir, des fêtes des Ghosht Brothers, il a assisté aux rapides flux et reflux de la culture jeune planétaire, mais ces choses-là, qui tenaient l’engin en l’air comme un périscope…

Thomas Lull est assis sur le sable mou d’un gris fatigué, les avant-bras sur ses genoux remontés. Les vagues sont d’un calme inhabituel, ce soir. À peine une ride au niveau de la ligne de marée. Un oiseau pousse un cri au-dessus de l’eau noire. L’air stagne, dense, fatigué. Pas le moindre signe annonciateur de mousson. D’après les pêcheurs, les Bangladais ont détraqué les courants en faisant passer leur glace devant le Tamil Nadu. Dans son dos, les corps bougent dans un silence absolu.

Des silhouettes se précisent dans le noir, deux filles blanches en sarong et dos-nu, avec des cheveux blond sa(b)le et ce bronzage scandinave trop prononcé que leurs yeux pâles de Nordiques soulignent encore davantage. Elles avancent pieds nus et main dans la main. Quel âge avez-vous, dix-neuf ans, vingt ? se demande Thomas Lull. Avec votre bronzage intégral aux ultraviolets et vos bas de bikini sous vos sarongs repassés au fer de voyage. C’est votre premier arrêt, pas vrai, un endroit dont vous avez entendu parler sur un site de routards, juste assez extravagant pour voir si vous allez vous plaire dehors dans le monde brutal. Vous étiez pressées de quitter Upsal ou Copenhague pour faire toutes ces choses sauvages que vous avez dans le cœur.

« Salut, appelle-t-il doucement. Si vous comptez participer aux réjouissances de ce soir, il faut passer par quelques préliminaires. Uniquement pour votre sécurité. » Il déplie son scanner d’une chiquenaude de joueur.

« Bien sûr », répond la plus petite et la plus blonde. Thomas Lull fait passer dans son appareil la poignée de pilules et de patches qu’elle tend.

« Rien ici ne vous laissera comme une assiette de soupe froide. Nous avons ce soir au menu du Transic Too, un nouvel émotique que vous pouvez obtenir de n’importe qui sur la scène. Maintenant, madame…» Il s’adresse maintenant à la Viking de plage aux yeux globuleux qui a pris de l’avance sur la fête. « J’ai besoin de savoir si cela va abréagir avec ce que vous avez déjà pris. Pourriez-vous… ? » Elle connaît la marche à suivre, se lèche un doigt qu’elle roule sur le capteur. Tout passe au vert. « Aucun problème. Amusez-vous bien, mesdames. Ceci est une fête sans alcool. »

Il jette un coup d’œil à leurs culs recouverts de fins sarongs tandis qu’elles s’insinuent dans la foule qui se contorsionne en silence. Elles se tiennent toujours la main. C’est trop mignon, se dit Thomas Lull. Mais les émotiques l’effraient. Des émotions informatiques mijotées par une aeai illégale de niveau 2,95 des sundarbans du Bhârat, produites à la chaîne dans une mini-usine bricolée et fixées sur des patchs adhésifs, cinquante dollars la dose. Les utilisateurs sont faciles à repérer. Les mouvements secs, les grands sourires, les dents découvertes, les bruits étranges produits par des corps essayant d’exprimer des sentiments sans équivalents dans les besoins ou expériences humains. Il n’a jamais rencontré personne capable de lui dire ce que cela vous faisait ressentir. Cela dit, il n’a jamais non plus rencontré personne capable de décrire ce que vous faisait ressentir une émotion naturelle. Nous sommes tous des programmes de fantômes en train de tourner sur le réseau distribué de Brahmâ.

L’oiseau est toujours dans le coin, il appelle.

Thomas Lull jette un coup d’œil par-dessus son épaule à la fête silencieuse sur la plage, chaque danseur/se dans sa zone personnelle, dansant sur son propre rythme tel que le lui délivre sa liaison lighthoek. Lull se ment en pensant ne faire ce travail que pour l’argent, car les masses humaines l’ont toujours attiré. Il désire et redoute cet abandon dont font preuve les danseurs, fusionnés en un tout inconscient, isolés et unifiés. C’est le même amour et la même aversion qui l’ont attiré dans le corps démembré de l’Inde, l’un des cent visages les plus reconnaissables de la planète, mêlé au milliard et demi infect, libérateur et anonyme du sous-continent. Cette capacité à se fondre dans la foule a son revers : Thomas Lull peut détecter dans cette dernière l’individuel, l’inhabituel, le compensatoire.

Elle traverse les courants de la foule, passe entre les corps, devant le grain de la nuit. Elle est vêtue de gris. Elle a la peau pâle, du blé, indo-aryenne. Des cheveux coupés à la garçonne, très brillants, aux reflets rouges. Et de grands yeux. Des yeux de gazelle, comme le chantaient les poètes urdus. Elle semble d’une jeunesse incroyable. Elle porte sur le front un tilak de Vishnu à trois bandes. Sur elle, cela n’a pas l’air idiot. Elle hoche la tête, sourit, et les corps se referment autour d’elle. Thomas Lull se positionne pour essayer de la voir sans être vu. Il ne s’agit pas d’amour, de désir, des hormones de la quarantaine. Juste de fascination. Il faut qu’il la voie davantage, qu’il en sache davantage à son propos.

« Hello. » Un couple australien veut faire vérifier sa réserve. Thomas Lull scanne celle-ci sans cesser d’observer la fête. Le gris y est le camouflage parfait. La fille s’est fondue dans une interaction de membres qui bougent en silence.

« Parfait, de la gnognotte. Mais nous n’acceptons aucune tenue exposant le pénis. »

Le type fronce les sourcils. Tire-toi d’ici, laisse-moi à ma récréation. Là, près des pontons. Les jeunes du bhâtî flirtent avec elle. Il les déteste pour cela. Reviens vers moi. Elle hésite, se baisse pour saisir un mot. Un instant, il croit qu’elle va acheter quelque chose au Bengaluru Bombastic. Il ne veut pas qu’elle le fasse. Elle secoue la tête et poursuit son chemin. Elle disparaît à nouveau au milieu des corps. Thomas Lull s’aperçoit qu’il la suit. Elle se fond bien : il ne cesse de perdre sa trace dans la foule. Elle ne porte pas de hoek. Comment fait-elle, alors ? Thomas Lull avance jusqu’à la limite de la zone de danse. Il s’aperçoit que la fille a seulement l’air de danser. Elle fait quelque chose d’autre, elle capte l’humeur collective et bouge en fonction de celle-ci. Qui diable est-elle ?

Puis elle cesse de danser. Fronce les sourcils, ouvre la bouche, veut prendre une goulée d’air. Elle appuie la main sur sa poitrine oppressée. Elle n’arrive pas à respirer. La peur se lit dans ses yeux de gazelle. Elle se penche, essaye de se libérer de cet étau sur ses poumons. Ces signes sont familiers à Thomas Lull. Il connaît depuis longtemps cet agresseur. Debout au milieu de la foule silencieuse, elle essaye de toutes ses forces d’inspirer de l’air. Personne ne le voit. Personne ne s’en rend compte. Chacun reste aveugle et sourd dans sa danse personnelle. Thomas Lull se fraye un passage entre les corps. Pas vers elle, mais vers les filles scandinaves. Son scanner affiche la composition de leur réserve. Il y a toujours quelqu’un qui fait un vilain petit trip avec la réaction salbutamol/ATP-réductase.