« J’ai besoin de vos dilatateurs, vite. » La blonde le regarde comme si elle avait affaire à un elfe invraisemblable débarquant d’Antarès. Ce qu’il est peut-être, pour elle. Elle ouvre maladroitement son sac Adidas rose. « Tenez, là. » Thomas Lull arrache les capsules bleues et blanches. La fille grise halète, désormais, les mains sur les cuisses, très effrayée, cherchant du regard de l’aide autour d’elle. Thomas Lull fonce à travers les fêtards, brisant et agitant dans son poing les petites capsules de gélatine.
« Ouvrez la bouche, ordonne-t-il en mettant les mains en coupe. Inhalez à trois et retenez votre respiration pendant vingt secondes. Un. Deux. Trois. »
Thomas Lull lui fourre ses mains en coupe sur la bouche et souffle fort entre ses pouces pour expédier la poudre au fond de ses poumons. Elle ferme les yeux, compte. Thomas Lull se retrouve à regarder son tilak. Il n’en a jamais vu de cette sorte. On dirait du plastique amalgamé à la peau, ou de l’os nu. Soudain, il faut qu’il le touche. Ses doigts n’en sont qu’à quelques millimètres quand elle rouvre les yeux. Il recule d’un coup la main.
« Ça va mieux ? »
Elle hoche la tête. « Oui. Merci.
— Vous auriez dû apporter des médicaments. Vous pouviez vous retrouver dans de sales draps : ces gens-là sont comme des fantômes. Vous auriez pu tomber morte et ils vous auraient dansé sur le corps. Venez. »
Il la guide dans le labyrinthe des danseurs aveugles jusqu’au sable ombragé. Elle s’assied, écarte ses pieds nus. Thomas Lull s’agenouille près d’elle. Elle dégage une odeur de bois de santal et d’assouplissant. Ses vingt ans d’enseignement à l’université permettent à Lull d’évaluer son âge à dix-neuf ans, peut-être vingt. Allons, Lull. Tu as sauvé d’une crise d’asthme une étrange fille perdue et voilà que tu te livres aux vérifications prédrague. Un peu d’amour-propre.
« J’avais tellement peur, dit-elle. Je suis vraiment stupide, j’ai des inhalateurs, mais je les ai laissés à l’hôtel… je n’aurais jamais cru…»
Son accent mélodieux semblerait anglais à des oreilles moins expérimentées que celles de Thomas Lull, qui en reconnaissent l’origine : le Karnataka.
« Par chance pour vous, son ouïe surhumaine a permis à Asthma Man de repérer votre respiration sifflante. Venez. La fête est finie pour vous, ce soir, frangine. Où logez-vous ?
— Au Palm Imperial Guest House. » Un bon endroit, pas vraiment donné, qui a davantage la faveur des voyageurs d’un certain âge. Thomas Lull connaît le hall et le bar de tous les hôtels sur soixante kilomètres de la côte à cocotiers. Et certaines des chambres. Les routards et les étudiants en année sabbatique tendent à préférer les cabanes sur la plage. Il en a vu quelques-unes aussi. Il a tué quelques serpents.
« Je vous raccompagne. Achuthânandan prendra soin de vous. Après ces émotions, il vous faut du repos. »
Ce tilak : Lull est certain qu’il bouge. La fille-mystère se lève. Elle lui tend timidement, cérémonieusement la main.
« Merci beaucoup. Sans vous, je crois que j’aurais été en très mauvaise posture. » Thomas Lull saisit la main longue, esthétique, douce et sèche qu’elle lui tend. Elle n’arrive pas tout à fait à le regarder en face.
« Rien de plus normal pour Asthma Man. »
Tous deux se dirigent vers les lumières visibles entre les palmiers. Les vagues grossissent, les arbres commencent à s’agiter. Sur la galerie de l’hôtel, derrière le voile des feuilles, les lumières dansent et luisent vaguement. Dans le dos de Lull, la fête sur la plage est soudain fatiguée et en perte de vitesse. Tout ce qui semblait précieux et tonifiant avant cette fille a désormais un goût léger, vieux. Peut-être la mousson arrive-t-elle, peut-être le vent va-t-il à nouveau le pousser plus loin.
« Si vous voulez, je peux vous enseigner une technique. J’ai beaucoup souffert d’asthme, plus jeune, c’est un truc de respiration en rapport avec l’échange gazeux. Un truc plutôt simple. Je n’ai pas eu de crise depuis vingt ans, et ça vous permettra de jeter vos inhalateurs. Je pourrais vous montrer les bases, si vous passez demain…»
La fille s’arrête, y réfléchit, puis hoche la tête. Son tilak accroche une lumière quelconque.
« Merci. J’apprécierais beaucoup. »
La manière dont elle parle, si réservée, si victorienne, en portant beaucoup de soin à l’accentuation des mots.
« Très bien, vous pourrez me trouver…
— Oh, je demanderai aux dieux, ils me montreront. Ils connaissent tous les chemins. »
Thomas Lull n’a pas de réponse à cela, aussi fourre-t-il les mains au fond des poches de son baggy raccourci en disant : « Eh bien, si les dieux le permettent, je vous revois demain, donc ?
— Aj. » Elle prononce son nom à la française. Elle regarde les lumières de l’hôtel, ampoules colorées secouées par le vent qui forcit. « Je pense que ça va aller, maintenant. À demain, donc, professeur Lull. »
7
Tal
Tal se déplace ce soir-là dans un taxi en plastique. Le petit phut-phut en bulle cahote sur les nids-de-poule de la route de campagne, conduit avec nervosité à la lueur de son unique phare. Le chauffeur a déjà failli heurter une vache errante et une file de femmes transportant du bois de chauffage sur la tête. Des arbres d’ombrage surgissent de l’épaisse et profonde nuit rurale. Le chauffeur scrute le bord de la chaussée, à la recherche de l’embranchement. Ses instructions sont scotchées sur le tableau de bord, à un endroit où il peut les lire à la lueur des instruments. Rouler tant de kilomètres sur cette route, traverser tant de villages, deuxième à gauche après la grande publicité murale pour les sous-vêtements Rûpâ. Il n’était encore jamais sorti de la ville.
Le mix spécial de Tal diffuse des accords de Death Slav Metal superposés à de puissants rythmes anokhâs, en l’honneur de l’hôte. Quand on va voir des célébrités, il faut des mix super-spéciaux. La vie de Tal peut être racontée par une série de bandes sonores. L’aeai DJ de Tal incorpore un ensemble de rythmiques de premier plan tout en esquissant le pavillon pour le mariage de Chaula et Nadiadwala. Il se passe beaucoup de choses dans la vie des acteurs de Town and Country, en ce moment.
Une soudaine embardée jette Tal au bas de la banquette. Le phut-phut s’immobilise en bringuebalant. Tal réarrange son manteau à dispersion thermique, se renfrogne en voyant la poussière sur son pantalon de soie, puis remarque les soldats. Ils sont six à se détacher sur le camouflage de la nuit de campagne, dont un officier sikh potelé qui, la main levée, s’approche du taxi.
« Vous ne nous aviez pas vus ?
— Vous n’êtes pas faciles à repérer, répond le chauffeur.
— Aucune chance que vous ayez un permis, j’imagine ? demande le jemadar.
— Aucune, dit le chauffeur. Mon cousin…
— Vous ne savez donc pas que nous sommes en état de vigilance renforcée ? l’admoneste le militaire sikh. Les missiles lents awadhîs peuvent très bien être déjà en train de traverser le pays. Ils sont furtifs, ils peuvent se dissimuler de bien des manières.
— Pas aussi lents que cette vieille bagnole », plaisante le chauffeur. Le sikh réprime un sourire et se penche pour jeter un coup d’œil au passager. Tal coupe en hâte le bpm. Eil se tient très calme, très immobile, mais son cœur bat avec une force traîtresse.
« Et vous, monsieur ? Madame ? »
Ses soldats gloussent. Le sikh a mangé de l’oignon. Tal s’imagine déjà défaillir à cause de l’odeur et de la tension. Eil ouvre son sac à main, en extrait l’invitation épaisse aux bords festonnés de dorures. Le sikh l’inspecte comme s’il pouvait y trouver un prétexte de fouiller Tal au corps, puis la lui rend.