« Vous avez de la chance de tomber sur nous. Vous avez raté votre embranchement il y a environ deux kilomètres. Vous devez être le septième ou huitième. Bon, il faut que vous…»
Tal retrouve son souffle. Quand le chauffeur fait demi-tour, eil entend très nettement le méchant rire des soldats malgré le ronronnement du moteur à alcool.
J’espère que des missiles lents vous arrivent dessus, pense Tal.
Le temple d’Ardhanârîshvara, à moitié en ruine, se dresse au milieu des arbres sur un sentier de campagne qui s’écarte d’un coup de la route. Les organisateurs de la fête ont éclairé la zone de stationnement à l’aide de plaques biolumes. La lumière verte dessine des visages sur les troncs d’arbres, donne un air sinistre aux statues et yakshîs effondrées, enfoncées dans la terre antique. La thématique de la réception décline les oppositions polaires : shakti et purusha, énergies mâles et femelles, sattvâ et tâmas, intelligence spirituelle et matérialisme terrestre. Les citernes en forme de yonis ont été remplies au-delà du raisonnable. Tal pense à ses propres préparatifs pour la fête, une frugale toilette de chat avec une bouteille d’eau minérale réchauffée. L’eau courante manque depuis deux mois à White Fort, la gigantesque agglomération de lotissements où Tal a son deux-pièces. De jour comme de nuit, une procession de femmes et d’enfants monte et descend les escaliers devant sa porte d’entrée en transportant des récipients d’eau.
Des flammes de gaz jaillissent de gicleurs placés aux centres des citernes yonis. Pendant que le chauffeur de taxi débite sa carte, Tal examine les deux dvârapâlas gardiens du temple. La représentation d’Ardhanârîshvara, moitié homme, moitié femme, domine l’arcade en ruine. Un seul sein gonflé, un pénis en érection coupé par le milieu, un unique testicule, la courbe d’une grande lèvre, un soupçon de fente. Le torse a une largeur d’épaules masculine, une plénitude de hanches féminine, les mains sont tenues avec sensibilité en mudrâs rituelles, mais les traits sont génériques, androgynes. Sur le front, le troisième œil de Shiva est fermé. La musique résonne à l’intérieur. Tenant fermement son invitation, Tal passe entre les divinités gardiennes et accède à la fête de la saison.
Même quand eil a montré l’invitation, le service lui a répondu qu’eil l’avait contrefaite. Une telle supposition était un réflexe dans un endroit où l’on concevait les décors visuels pour les fausses vies des acteurs aeais du soapi préféré des Indiens. Tal n’y avait pas cru eil-même en trouvant dans son courrier l’épais papier gaufré couleur crème.
FASHIONSTAR PROMOTIONS,
sur mandat de MODE ASIA,
invite TAL, 27 Corridor 30, 12e étage, Appartements Indira Gandhi (comme seuls la poste, le service des impôts et les huissiers appelaient White Fort) à une
RÉCEPTION
afin de souhaiter à YOULI la bienvenue à Vârânacî pour la
SEMAINE BHÂRATÎE DE LA MODE.
LIEU : Temple d’Ardhanârîshvara, District Mirza Murad
CÉLÉBRATION : 22 coups de cloche.
NATION : NuTribe.
RSVP.
La carte paraissait chaude et douce comme de la peau. Tal l’avait montrée à Mâmâ Bhârat, sa vieille voisine de palier, une gentille veuve incarcérée par sa famille dans une prison de soie. À la manière moderne : un âge avancé indépendant. Trois mois plus tôt, lors de son emménagement, Tal était devenu la famille de Mâmâ Bhârat. Personne ne voulait parler à Tal non plus. Eil acceptait les visites quotidiennes avec châï et biscuits ainsi que le ménage bihebdomadaire sans jamais demander quel genre de parent eil représentait pour elle, fille ou fils.
La vieille, si vieille femme promena ses doigts sur l’invitation, la caressa en roucoulant doucement, comme avec un amant.
« Si douce, dit-elle. Si douce. Et ils seront tous comme toi ?
— Des neutres ? La plupart. Nous sommes un thème.
— Ah ! Un grand, très grand honneur, ce qu’il y a de mieux en ville, et tous les gens de la tivi. »
Oui, avait pensé Tal. Mais pourquoi celui-ci ?
Quand eil traverse le mandapa du temple, où subsistent des ombres malgré les flambeaux brandis par des avatars à quatre bras de Kâlî, Tal sent une légère appréhension le tenailler au niveau du nâdi chakra. Il y a là un Célèbre Réalisateur en train de bavarder non sans un peu d’embarras avec une Jeune Auteur Très Estimée sous une statue au saisissant caractère pornographique. Ainsi qu’une star du tennis mondial qui semble soulagée d’avoir trouvé non seulement un golfeur professionnel, mais un footballeur de la All-India League et sa radieuse épouse, ce qui leur permet de discuter de stroke-play et de handicap. Il y a là aussi M. le Promoteur de Pop Interstellaire et là, sa dernière fabrication pop, un artiste dont la première chanson prend déjà la direction des meilleures ventes dans les réservations en avant-première, tandis que la fille en jupe trop courte qui serre un peu trop fort son cocktail en riant un peu trop à gorge déployée doit être dans les relations publiques pour FASHIONSTAR PROMOTIONS. Sans oublier les trois râjas cogniciels de moins de vingt-cinq ans, les deux concepteurs de jeu crispés, le très louche Baron de Sundarbans, l’entrepreneur cyberjungle de la zone de virulence des darwinwares, solo, détendu et d’une élégance de tigre comme seul peut y parvenir un homme ayant sa propre légion pândava de gardes du corps aeais. Plus les visages trop habillés trop bavards que Tal ne reconnaît pas mais qui trahissent leurs origines de magazines de mode, les producteurs tivi quadragénaires qui ont l’air de transpirer et se montrent trop familiers entre eux, les journaleux people à la vision périphérique grand-angle activée, ainsi que les incontournables de la bonne société de Vârânacî, troublés et maussades qu’un troupeau de neutres les éclipse. Il y a même un couple de généraux, que leurs somptueux uniformes de cérémonie font ressembler à des perruches. L’armée est très très branchée, en cette époque de jeux dangereux avec l’Awadh. Sans oublier cette couvée de ce qui ressemble à des gamins boudeurs d’une dizaine d’années occupés à foudroyer tout le monde du regard par-dessus leurs verres à cocktail gyro-stabilisés : les Dorés, les fils et filles brâhmanes.
Nîta, l’assistante de son patron, Devgan, a donné une check-list à Tal. La majeure partie du service métasoap supporte mal la parfaite vacuité de Nîta, mais Tal l’aime bien. Sa banalité sincère produit d’inattendues juxtapositions zen. Elle voulait savoir ce qu’eil portait, comment eil se maquillerait, où eil boirait un verre avant d’aller en boîte et où eil irait pour l’after-party. Il faut se forcer un peu pour la plus grande, la plus tape-à-l’œil, la plus incontournable fête avec célébs de la saison. Le long de la colonnade, eil coche trente Grands Noms sur la liste de Nîta.
Deux râkshasas gardent l’entrée du sanctuaire et le bar gratuit. On passe un morceau d’Adani remixé par les Biblical Brothers. Les cimeterres s’abaissent. Ce sont des acteurs de chair et d’os, mais avec des bras inférieurs robotiques. Tal admire le maquillage corporel complet, absolument irréprochable. Ils scannent l’invitation et leurs épées se relèvent. Tal pénètre au pays des merveilles. Tous les neutres de la ville sont venus. Eil remarque que son grand manteau à dispersion optique et poil long est encore in, mais depuis quand les lunettes de ski repoussées presque sur le sommet du crâne en sont-elles devenues le complément ? Tal déteste rater une mode. Au fur et à mesure de sa progression vers le bar, les têtes se tournent, puis se rapprochent les unes des autres. Eil sent les murmures se répandre comme une vague dans son sillage : Qui est ce neutre ? Eil est nouveau, où se cachait-eil, Écarté ou Intégré ?