L’hôtel, confortable, anonyme, d’une discrétion internationale, jouxte l’aéroport. Morte d’ennui, la réceptionniste lève à peine les yeux de son magazine romantique. Le portier de nuit remue, puis identifie ces clients et se dissimule derrière le résumé télévisé des matches de cricket. Un ascenseur de verre les hisse le long du bâtiment jusqu’au quinzième étage, les lumières bien ordonnées de l’aéroport s’étalant encore davantage autour d’eils, comme des jupes constellées de joyaux. Le ciel délire d’étoiles et de feux de position, ceux des transports de troupes venant soutenir l’état de vigilance renforcée. Ce soir, tout tremble dans les cieux et sur la terre.
Eils s’écroulent dans la chambre. Tranh tend la main vers Tal, qui, par jeu, se dérobe. Il y a une chose indispensable à faire. Tal repère le contrôle de la chambre, branche une puce dessus. MIX DE BAISE. Nina Chandra se met à jouer et Tal oscille, ferme les yeux, fond. Tranh s’avance, bouge au rythme de la musique, quitte ses chaussures, laisse tomber son manteau blanc immaculé, son costume en lin, ses sous-vêtements à résille de Grande Marque. Eil tend les bras. Tal promène ses doigts sur le contrôle d’orgasme.
Tout est bande-son.
Le spectre des gintos sur le départ réveille Tal qu’il expédie dans la salle de bains à la recherche d’eau. Eil regarde, encore ivre, étourdi par ce qui s’est passé, le flot interminable que délivre le mitigeur. Une lumière grise annonciatrice de l’aube flotte dans la pièce. Tranh semble si petit et si fragile sur le lit. Il y a sans arrêt des avions. Quelque chose dans ces lumières matinales souligne toutes les cicatrices chirurgicales du corps de Tranh. Tal secoue la tête, en proie à une soudaine et impérieuse envie de pleurer, mais se recouche près de Tranh puis frissonne en sentant l’autre neutre bouger dans son sommeil et lui passer un bras autour de la taille. Tal dort, ne s’éveille que lorsqu’une femme frappe à la porte pour savoir si elle peut faire la chambre. Il est dix heures. Tal souffre d’une méchante gueule de bois. Tranh est parti. Ses habits, ses chaussures, ses sous-vêtements déchirés. Ses gants. Disparus. Il ne reste qu’une carte, avec un nom de rue, une adresse et deux mots : hors ghetto.
8
Vishram
Le présentateur a réussi à faire vraiment rire le public, maintenant. En bas, dans la loge, Vishram le sent comme des vagues sur un rivage. Un rire profond. Un rire incontrôlable, un fou rire douloureux. Le meilleur bruit au monde. Garde ce rire pour moi, public. On reconnaît l’origine des spectateurs à leur rire. Il y a ceux fins du Sud, ceux plats des Midlands, ceux sonores comme des cantiques qui viennent des îles tout là-haut, mais celui-là est un bon rire de Glasgow. Un rire collectif local. Vishram Ray tape des pieds, gonfle les joues et lit les critiques de presse jaunies punaisées au mur. Il est à ça d’une cigarette.
Tu connais ton numéro. Tu peux le faire à l’endroit, à l’envers, en anglais, en hindî, sur la tête et déguisé en salade. Tu connais les accroches et les structures, tu as tes trois références à l’actualité, tu sais où tu peux improviser puis prendre une bretelle d’accès sans changer de vitesse. Tu peux d’un mot rabattre son caquet à un perturbateur. Ils riraient même avec une mégère au micro, ce soir, alors pourquoi cette impression de te faire lentement arracher les tripes par un poing enfoncé dans ton cul ? Le public local est toujours le plus dur et ce soir, il a le pouvoir. Pouce levé ou baissé, votez avec le gosier dans l’épreuve éliminatoire du concours Drôlement Drôle pour Glasgow et sa région. C’est le premier obstacle à franchir pour arriver à se produire au festival d’Édimbourg et peut-être y décrocher le prix de la découverte comique, mais c’est au premier qu’on trébuche.
Le présentateur chauffe lentement les spectateurs, maintenant. Ceux sur ma droite, tapez des mains. Sur ma gauche, sifflez bien fort avec deux doigts dans la bouche. Au balcon, poussez des hurlements titanesques. Appelez… M… Vishram ! Raaaaayyy ! Et il quitte les starting-blocks, il fonce vers la scène illuminée, les rugissements de la foule et sa maîtresse métallique, le mince corps d’acier du microphone.
Son œil de fête aperçoit la fille qui laisse son manteau à l’entrée du club. Je vais tenter le coup avec elle, décide Vishram. Comportement de suricate. La tête droite, regard à gauche à droite, partout. Elle se dirige vers le bar en contournant la pièce dans le sens des aiguilles d’une montre. Il fait de même dans l’autre sens, la pistant dans la jungle des corps. Elle a une bande d’amies, la professionnelle effrayante, la copine bien dans son corps mais essayez d’y toucher pour voir, la courtaude qui s’accommode de tout. Il peut l’en isoler, l’écarter de ce troupeau. Vishram cale son pas pour arriver au bar un quart de seconde avant elle. La barmaid les regarde l’un et l’autre.
« Oh, désolé, après toi, crie Vishram.
— Non, tu étais là…
— Non non, je t’en prie…»
Accent de Glasgow. Toujours bon de faire dans l’indigène. Elle porte un haut décolleté et un pantalon à taille si basse qu’il voit les courbes jumelles de son joli fessier quand elle se penche sur le bar pour hurler sa commande.
« Laisse, c’est pour moi. » À la barmaid : « Rajoutez un black dog à la vodka.
— C’est nous qui devrions t’offrir à boire…», lui crie-t-elle à l’oreille. Il secoue la tête et hasarde un coup d’œil vers ses potes pour voir s’ils regardent. C’est le cas.
« Ma tournée. Je suis en fonds. »
Les bouteilles arrivent. Elle les fait passer à ses copines, rassemblées derrière elle, et trinque avec lui.
« Félicitations. Donc, c’est toi qui as gagné ?
— Le droit de participer à la finale à Édimbourg, oui. Après ça, célébrité, fortune, mon propre sitcom…» C’est le bon moment pour la manœuvre no 1. « Écoute, je ne m’entends pas penser, j’arrive encore moins à essayer de me montrer spirituel et pétillant. On peut s’éloigner des baffles ? »
Le coin près du distributeur de cigarettes, sous le balcon : guère moins bruyant que le reste de la fête, mais sombre et à l’écart de ses amies.
« J’ai voté pour toi, révèle-t-elle.
— Merci. Je te dois ce verre, alors. Excuse-moi, je n’ai pas saisi ton nom.
— Je ne l’ai pas lâché. Anye.
— Anye, voilà qui sonne…
— Très nom qui se termine par “gal”.
— Voilà, gaélique genre “gal”.
— Grâce à mes parents, très gal-gal tous les deux. Tu sais quoi, je trouve que l’Écosse et le Bhârat ont beaucoup de points communs. En tant que nouvelles nations et tout.
— Je continue à penser qu’on vous bat sur le plan de la bonne vieille violence religieuse.
— On voit que tu n’as jamais assisté à un derby entre les deux équipes de foot de Glasgow. »
Tout en l’écoutant, Vishram s’est déplacé pour lui fermer l’accès à la piste de danse et à ses amies. Ayant achevé la manœuvre no 2, l’isolation, il passe à la no 3. Il fait semblant de reconnaître la musique.
« J’aime bien cette chanson. » Il la déteste, mais c’est un bon 115 bien carré. « Une p’tite danse, ça te dit ?
— Un max », répond-elle en sortant du coin pour s’approcher de lui avec une petite lueur dans l’œil. Les cinq danses réglementaires plus tard, il a appris qu’elle étudiait le droit à l’université de Glasgow, qu’elle travaillait au Scottish National Party, qu’elle aimait la montagne, les nouvelles nations, sortir avec les copines et rentrer sans elles. Vishram Ray trouve cela impeccable, aussi lui offre-t-il un nouveau verre – ses copines se sont repliées en un groupe maussade au bout du bar, près des toilettes pour femmes –, vide le sien cul sec et entraîne la fille dans deux autres danses. Elle bouge avec lourdeur mais enthousiasme, en de grands mouvements de membres. Il les aime substantielles. Au moment de la partie mid-tempo du morceau, sa poche revolver se met à l’appeler par son nom. Il l’ignore.