Il y eut d’abord Kâshî, la première-née des cités, sœur de Babylone et de Thèbes, auxquelles elle survécut, cité de lumière où le jyotirlingam de Shiva, l’énergie générative divine, jaillit de terre sous forme de colonne rayonnante. Elle devint ensuite Vârânacî, la plus sacrée des villes, consort de la déesse Gangâ, cité de mort et de pèlerinage, qui subit empires, royaumes, dominations étrangères et grandes nations en traversant le temps comme son fleuve traverse la grande plaine du nord de l’Inde. Derrière elle poussa New Vârânacî : remparts et forteresses des nouveaux lotissements et des sièges sociaux de grandes entreprises, abrupts immeubles de haute taille aux façades vitrées, qui s’accumulèrent derrière les palais et les étroites rues enchevêtrées au fur et à mesure que les dollars planétaires se déversaient dans le puits sans fond de la main-d’œuvre indienne. Il y eut ensuite une nouvelle nation et l’ancienne Vârânacî redevint Kâshî, nombril du monde devenu le plus récent Ginza de chair de l’Asie du Sud. Ville de schizophrénies, où pèlerins et touristes sexuels japonais se côtoient dans les rues bondées, où les personnes endeuillées se frayent à coups d’épaule un chemin devant les cages des putes adolescentes, où de maigres Occidentaux ayant adopté le mode de vie local, reconnaissables à leurs perles et à leur barbe, proposent des massages crâniens tandis que de jeunes campagnardes s’inscrivent dans des agences matrimoniales et parcourent les lignes détaillant le revenu annuel des désespérés répertoriés dans leurs bases de données.
Salut, hello, quel pays ? Gânjâ gânjâ Temple Balls népalais ? Tu veux voir jeune fille, tac-tac ? Voir une femme aspirer minuscule ballon de foot en elle ? Dix dollars. Ceci grossit tellement ta bite qu’elle fait peur aux gens. Cartes, janampatrî, hora chakra, tilaks de beurre rouge appliqués sur le front des touristes. Gourous de dix ans. Génial ! Géant ! Laissez tomber le style sport, le logiciel buissonnier, la reproduction de grandes griffes, les films du mois doublés à une seule voix par une seule personne dans la chambre de votre cousin, les palmeurs et lighthoeks des ateliers clandestins, le gin et le whisky de contrebande distillés dans d’anciennes tanneries (John E. Walker, marque la plus convenable). Depuis que la mousson n’était pas revenue, l’eau : à la bouteille, à la tasse, à la gorgée, sortie de réservoirs, citernes, palettes sous film plastique, bonbonnes synthétiques, sacs à dos et outres. Ces Bangladais avec leur iceberg, tu croirais qu’ils nous donneraient une goutte ici au Bhârat ? Si tu veux boire, tu payes.
Une fois passés le ghât crématoire et le temple de Shiva, qui chavire lentement, tectoniquement, dans le limon de Vârânacî, le fleuve oblique vers le nord-est. Un troisième ensemble de piliers de pont brasse l’eau en langues de chats. Des lumières ondulent, celles d’un shatabdi à grande vitesse qui traverse le fleuve pour pénétrer dans la gare de Kâshî. L’express aérodynamique passe lourdement et bruyamment sur les aiguillages tandis que la défunte franchit le pont de chemin de fer et arrive en eau claire.
Il y a une troisième Vârânacî derrière Kâshî et New Vârânacî. Elle apparaît sous le nom de New Sârnâth sur les plans et les communiqués de presse des architectes et de leurs agences de relations publiques, capitalisant sur le cachet de l’ancienne cité bouddhiste. Pour tous les autres, c’est Rânâpur, capitale à moitié construite d’une dynastie politique débutante. En tout état de cause, c’est le plus grand chantier de construction asiatique. Les lumières ne s’y éteignent jamais. Le travail n’y cesse jamais. Le bruit vous épouvante. Cent mille personnes s’y activent, des chowkidars jusqu’aux ingénieurs civils. Des tours dont l’audace le dispute à la beauté émergent de leurs cocons d’échafaudages en bambou, des bulldozers sculptent de larges boulevards et avenues ombragés par des arbres ashokas génétiquement modifiés. À nation nouvelle, nouvelle capitale, et Rânâpur sera une vitrine pour la culture, l’industrie et la vision d’avenir du Bhârat. Le Centre culturel Sajida Rânâ. Le centre de congrès Rajîv Riva. La tour de télécommunications Ashok Rânâ. Le musée d’art moderne. Le réseau de métro. Les ministères et administrations, les ambassades, consulats et autres attirails gouvernementaux. Ce que les Britanniques ont fait à Delhi, les Rânâ le feront à Vârânacî. C’est ce qu’on dit dans le bâtiment au cœur de tout cela, la Bhârat Sabhâ, un lotus en marbre blanc, qui abrite le parlement bhâratî et les bureaux de la Première ministre Sajida Rânâ.
Les projecteurs du chantier font miroiter la forme dans le fleuve. Les nouveaux ghâts sont peut-être de marbre, mais les gamins du fleuve sont pur Vârânacî. Leurs têtes se relèvent d’un coup. Il y a quelque chose, là. Quelque chose de lumineux, de brillant, d’étincelant. On écrase les cigarettes. Les gosses sur le rivage se jettent dans le fleuve. Ils barbotent jusqu’à mi-cuisse dans les eaux peu profondes et chaudes comme le sang, s’appellent les uns les autres avec des sifflements. Quelque chose. Une femme. Une morte. Le corps nu d’une morte. Rien de neuf ou de particulier pour Vârânacî, ce qui n’empêche pas les garçons de tirer le cadavre sur le rivage. Peut-être peut-on en tirer quelque chose de valeur. Des bijoux. Des dents en or. Des hanches artificielles. Les garçons remontent en pataugeant dans la lumière que déversent les projecteurs de chantier, tirent leur prise par les bras sur le sable grossier. De l’argent étincelle au cou de la morte. Des mains avides se tendent vers un trishûla en pendentif, le trident des adeptes du seigneur Shiva. Les garçons battent en retraite avec de petits cris.
La femme est ouverte du sternum au pubis. Un épais serpentin de boyaux et d’intestins luit dans la lumière venant du chantier. Deux courtes incisions ont proprement excisé les ovaires.
Dans sa puissante automobile allemande que Yogendra conduit dans la circulation, Shiv tient précieusement un thermos chromé constellé de condensation.
2
M. Nanda
Ce matin-là, M. Nanda, flic Krishna, voyage en train, en première classe. M. Nanda est le seul passager dans le wagon de première classe. Le train, un shatabdi express électrique de Bhârat Rail, fonce à trois cent cinquante kilomètres-heure sur la ligne à grande vitesse construite à cet effet, s’inclinant dans les courbes peu prononcées. Bourgs routes champs villes temples défilent, flous dans la brume aurorale qui reste accrochée à hauteur de genoux à la plaine. M. Nanda ne voit rien de tout cela. Derrière la fenêtre teintée, il consacre toute son attention aux pages virtuelles du Bhârat Times. Articles et reportages vidéo flottent au-dessus de la tablette, données injectées par le lighthoek dans ses lobes visuels. Quant à son cortex auditif, il reçoit du Monteverdi, les Vêpres de la Vierge, interprétées par la Camerata de Venise et le Chœur de Saint-Marc.
M. Nanda adore la musique de la Renaissance italienne. M. Nanda est complètement fasciné par toute la musique de la tradition humaniste européenne. M. Nanda se considère comme un homme de la Renaissance. S’il lit des informations sur l’eau, la guerre éventuelle, les manifestations suscitées par la statue de Hanumân menacée par le projet de station de métro au rond-point Sarkhand, s’il lit les scandales, les échos et la rubrique sportive, une partie de son cortex visuel que le lighthoek ne peut en aucun cas atteindre imagine les piazzas et campaniles du Crémone du XVIIe siècle.
M. Nanda n’est jamais allé à Crémone. Il n’a jamais visité l’Italie. Ses images mentales sont des plans généraux de documentaires diffusés par la chaîne Planet History, avec en coupe ses propres souvenirs de Vârânacî, la ville de sa naissance, et de Cambridge, celle de sa renaissance intellectuelle.