« Merde, murmure Marianna. Tourne-le. Tourne-le, bordel. »
Elle passe une jambe par-dessus et s’enfonce encore davantage sur son doigt. Sûtra à trente-trois mille mètres. À un quart de l’altitude orbitale, Vishram Ray jouit avec soin dans une serviette de la classe Râja de la BhâratAir. Un oreiller de compagnie aérienne à moitié enfoncé dans la bouche, Marianna Fusco produit de minuscules hurlements/gémissements étouffés. Vishram se recule, conscient du moindre centimètre d’altitude sous son corps. Il vient d’accéder au club le plus fermé de la planète, le club de ceux qui s’Envoient en l’Air à Vingt-Cinq-Miles d’Altitude.
Ils se nettoient aux toilettes, chacun de son côté, sans pouvoir s’empêcher de glousser à chaque coup d’œil sur l’autre. Ils arrangent leurs tenues et regagnent discrètement leurs places. Peu après, ils sentent l’avion-fusée modifier son assiette pour plonger comme un météore en feu vers la plaine indo-gangétique.
Il l’attend après avoir passé la douane. Il admire la coupe de ses vêtements, la manière dont sa haute taille et ses manières assurées la distinguent des Bhâratîs. Il sait qu’il n’y aura ni coup de fil, ni courrier électronique, ni deuxième fois. Une liaison professionnelle.
« Je vous dépose ? propose-t-il à Marianna Fusco. Mon père m’aura envoyé une voiture… c’est nul, je sais, mais il est vieux jeu sur ce genre de choses. Aucun problème pour vous poser à l’hôtel.
— Merci. La station de taxis ne me dit rien. »
La limousine est facile à repérer, avec ses petits fanions de la compagnie Ray Power sur les ailes. Sans hésiter, le chauffeur prend le sac de Marianna Fusco, le range dans le coffre et chasse une petite troupe de mendiants et de badmashs. Les quelques secondes de canicule entre l’aéroport et l’automobile climatisée assomment Vishram. Il a trop longtemps vécu dans un climat froid. Il a aussi oublié l’odeur, comme des cendres de roses. Le chauffeur s’introduit dans la muraille de couleur et de bruit. Vishram sent la chaleur, la moiteur des corps, la suie d’hydrocarbure graisseuse sur la vitre. Les gens. La coulée infinie des visages. Les corps. Il découvre une nouvelle émotion. Elle a la familiarité cafardeuse des souvenirs liés au mal du pays, mais s’exprime par la saleté repoussante et terriblement ordinaire de la foule qui se presse sous ces boulevards. Le mal nauséeux du pays. L’horreur nostalgique.
« On n’est pas loin du rond-point Sarkhand, je crois ? demande Vishram en hindî. J’aimerais le voir. »
Le chauffeur hoche la tête et prend la première à droite.
« Où allons-nous ? se renseigne Marianna Fusco.
— À un endroit dont vous pourrez parler à votre constellation familiale », répond Vishram.
Des barrages de police bloquent la route principale, obligeant le chauffeur à emprunter un itinéraire de sa connaissance par des petites rues d’une étroitesse intestinale, ce qui les conduit droit dans une émeute. Il écrase les freins. Un jeune homme bascule sur le capot. Plus secoué que blessé, le post-adolescent potelé à la petite moustache dévote se relève, mais l’impact a fait tanguer l’automobile et ses passagers. Aussitôt, la foule se désintéresse de la statue tape-à-l’œil de Hanumân sous sa chhatrî de béton pour fixer son attention sur la voiture. Des mains tambourinent sur le capot, le toit, les portes. On secoue la limousine sur ses amortisseurs. La foule voit une grosse Mercedes avec des vitres teintées et des fanions d’entreprise, une alliée des forces voulant démolir leur endroit sacré pour le transformer en station de métro.
Le chauffeur enclenche la marche arrière, fait fumer les pneus en reculant dans l’allée sous les étendards de linge et les balcons de bois branlant. Des briques lancées dans leur direction écaillent la carrosserie. Marianna Fusco laisse fuser un petit cri quand le pare-brise se fêle soudain en toile d’araignée. S’aidant de la caméra de recul, le chauffeur insère la limousine entre deux échafaudages en bambou. Les jeunes kârsevaks poursuivent le véhicule, qu’ils frappent à coups de lâthîs en maudissant les Rânâ impies et leurs démoniaques conseillers en relations publiques musulmans. Ils agitent les fanions arrachés aux ailes. Dans ces ruelles, pense Vishram Ray, un seul cocktail Molotov ferait des centaines de morts. Mais le chauffeur remonte le labyrinthe jusqu’à son point d’entrée, repère une éphémère brèche dans l’incessant flot de la circulation et y lance la limousine en marche arrière. Camions, bus, vélomoteurs pilent. Le chauffeur tire le frein à main. Les jeunes dévots les suivent dans la circulation, se glissent entre les phut-phuts et les pick-up japonais décorés d’iconographie hindoue. Ils se glissent, courent, gagnent du terrain. Le chauffeur lève les mains de désespoir. Il ne peut rien faire dans cette circulation. En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Vishram arrive à lire les badges qu’ils portent sur la poitrine. Puis Marianna Fusco s’écrie Oh mon Dieu ! et la voiture pile avec une telle brutalité que le nez de Vishram vient s’écraser sur le dossier du conducteur. Malgré ses larmes et sa stupéfaction, il voit un démon d’acier tomber du ciel devant lui : Râvana le dévoreur, le seigneur-démon, dix lames en éventail, accroupi sur des cuisses en titane à action hydraulique. Sa minuscule tête de mante regarde Vishram droit dans les yeux, déploie un arsenal de sondes et capteurs digne d’un dentiste. Puis la chose bondit à nouveau. Vishram sent les orteils griffus racler le toit de la limousine. Il se retourne d’un coup pour regarder par la lunette arrière, voit la chose atterrir à côté d’un arrêt de bus. La circulation s’interrompt, les kârsevaks s’égaillent comme des cabris. La chose s’éloigne sur la rue, quadrillant le boulevard de ses capteurs rotatifs. Sa carapace arbore la bannière étoilée. Un robot de combat américain.
« Mais que se… ? » Une guerre a commencé pendant qu’il passait l’immigration. Le chauffeur désigne de l’autre côté de l’intersection une rue de devantures en néons et de parapluies luisants où un homme en coûteux vêtements sombres hurle des imprécations à la machine qui s’éloigne. Derrière lui, il y a un SUV Mercedes découpé en deux. L’homme ramasse des morceaux de circuits et de métal qu’il lance dans le sillage du robot. « Je ne comprends toujours pas…
— Sahb, dit le chauffeur en embrayant, vous êtes parti si longtemps que vous avez oublié Vârânacî ? »
Le trajet jusqu’à l’hôtel de Marianna Fusco s’effectue dans un silence lugubre. Elle remercie poliment Vishram, le portier râjput salue puis prend son bagage, et elle monte les marches sans se retourner.
Voilà qui semble mal parti pour une autre partie de jambes en l’air.
La limousine cabossée tourne au portail entre la boutique de pièces automobiles et l’école d’informatique, traverse une rangée d’arbres ashokas. Vishram se retrouve aussitôt dans un monde différent. La première chose qu’on achète, en Inde, quand on a les moyens, c’est l’intimité. Le tumulte des rues se réduit à une pulsation. La démence de sa ville est exclue.
Le personnel de maison a allumé des lampes à naphte tout au long de l’allée pour le retour du fils prodigue. Des percussionnistes tambourinent pour accueillir Vishram avant d’escorter la voiture, et voilà la maison, grande, fière, d’une blancheur incroyable sous les projecteurs. Vishram sent lui venir aux yeux des larmes dont il ne veut pas. Quand il vivait sous ce toit, il avait toujours honte de reconnaître habiter un palais, avec ses piliers, ses frontons et son large portique recouverts de chèvrefeuille et d’hibiscus, sa foutue blancheur, son intérieur de marbre brossé ainsi que ses pornographiques sculptures en bois au charme désuet et ses plafonds peints dans le style népalais. Une famille de négociants l’avait fait construire à l’époque des Britanniques dans un style leur rappelant leur pays natal. Ils l’avaient appelée le Shanker Mahal. Mais ce mépris adolescent, cet embarras de figurer parmi les privilégiés, disparaît au moment où il descend de voiture et où la maison l’assaille de senteurs ressuscitant de vieux souvenirs, odeurs de poussière et de margousier, musc des rhododendrons et légère puanteur du système d’égout, qui n’a jamais vraiment fonctionné.