Ils l’attendent sur les marches. Le vieux Shâstrî, tout en bas, lance déjà des namastés. Le personnel de maison l’encadre en deux groupes, les femmes sur sa gauche, les hommes sur sa droite. Le vénérable jardinier Râm Dâs est toujours là, incroyablement vieux, mais toujours aussi actif, Vishram n’en doute pas, dans son éternelle guerre contre les singes. Plus haut, ses frères. L’aîné, Râmesh, semble plus grand et plus mince que jamais, comme si la gravitation des objets interstellaires qu’il étudie l’attirait dans le ciel, le transformait en corde d’interrogations. Toujours pas de véritable compagne. Même de Glasgow, Vishram entendait la diaspora bhâratîe parler de week-ends spéciaux à Bangkok. Près de lui, le frère parfait, Govind. Costume parfait, épouse parfaite, enfants parfaits, les jumeaux Runu et Satîsh. Vishram voit qu’il engraisse. La stellaire DiDi, ex-présentatrice d’émissions tivi du petit-déjeuner, épouse-trophée, se tient à ses côtés. Près d’elle, l’âyâ berce le dernier ajout à la lignée dynastique. Une fille. Très 2047. Vishram fait gazouiller et glousser la petite Priyâ, mais quelque chose en elle lui donne à penser qu’elle est brahmane. Quelque chose de primal, de phéromonal, une légère différence de chimie corporelle.
Sur la dernière marche, supérieure dans son attitude emplie de respect, sa mère ressemble au souvenir que Vishram garde en permanence d’elle. Une ombre entre les colonnes. Son père n’est pas là.
« Où est Dâdâjî ? demande Vishram.
— Il nous retrouvera demain au siège social, se contente de répondre sa mère.
— Tu sais ce que c’est que cette histoire ? » demande-t-il à Râmesh une fois terminés les salutations, larmes, et regardez-moi-le-gaillard-que-c’est-devenu. Son frère secoue la tête tandis que Shâstrî, du doigt, fait signe à un portier de monter le sac de Vishram dans sa chambre. Peu désireux qu’on l’interroge sur la limousine, Vishram prétexte le décalage horaire pour aller se coucher. Il s’attendait à ce qu’on lui attribue son ancienne chambre, mais le portier le guide jusqu’à une chambre d’amis, du côté de la demeure où le soleil se lève. Cela l’offense qu’on le traite comme un étranger en visite. Puis, tandis qu’il installe ses quelques affaires dans les immenses commodes et armoires en acajou, il se réjouit que ses possessions d’enfance ne soient pas en train de le regarder revenir de sa vie après elles. Elles l’attireraient dans le passé, le feraient redevenir adolescent. La climatisation de la vieille maison n’a jamais rien valu, aussi s’allonge-t-il nu sur les draps, consterné par la chaleur, à lire des visages dans le feuillage peint au plafond, à écouter le vacarme produit par les pieds et les mains des singes dans les plantes grimpantes de l’autre côté de la fenêtre. Il reste au bord du sommeil, ne glissant vers l’inconscience que pour sursauter chaque fois qu’un bruit à demi oublié arrive de la ville en contrebas. Vishram capitule et sort nu sur le balcon métallique. L’air et l’odeur de la cité de Shiva lui saupoudrent la peau. Des grappes de feux de position clignotants se déplacent dans la brume jaune au-dessus de la ligne de toits. Les soldats qui volent dans la nuit. Il essaye d’imaginer une guerre. Des robots tueurs qui courent dans les ruelles avec des lames en titane à leurs quatre mains, avatars de Kâlî. Des hélicoptères armés aeais, pilotés par des guerriers depuis l’autre bout de la planète, qui traversent le Gangâ pour des missions d’attaque au sol. Les alliés américains de l’Awadh se battent à la manière moderne, sans qu’aucun de leurs soldats ne quitte son pays, sans le moindre cadavre à rapatrier. Ils tuent à des continents de distance. Il craint que cette étrange scène à laquelle il a assisté dans la rue s’avère prophétique. Entre l’eau et les fondamentalistes, les Rânâ n’ont plus le choix.
Un crissement de gravier, un mouvement sur les pelouses argentées. Râm Dâs sort des ombres projetées par les harshingars sous la lune. Vishram se fige sur son balcon. Il s’est laissé aller à une autre coutume occidentale : la nudité désinvolte. Râm Dâs s’avance sur la pelouse tondue, écarte sa dhotî et pisse à la lueur nonchalante de la lune indienne qui se prélasse sur le côté comme un ghandarva de temple. Il se rajuste, se tourne pour adresser à Vishram un lent hochement de tête, un salut, une bénédiction, et poursuit son chemin. Un paon crie.
Vishram est enfin rentré chez lui.
DEUXIÈME PARTIE
Sat Chid Ekam Brahmâ
9
Vishram
Une demi-heure plus tôt, Vishram Ray pouvait encore se vanter de n’avoir jamais possédé de costume. Il avait toujours reconnu que cela pourrait lui être utile un jour et que ce jour-là il en aurait vraiment besoin, aussi une famille de tailleurs chinois de Vârânacî conserve-t-elle ses mensurations, son choix de tissu, coupe et doublure ainsi que deux chemises. Assis à la table en teck de la salle de conférences de Ray Power, il porte maintenant ce costume, livré trente minutes auparavant au Shanker Mahal par un coursier à bicyclette. Vishram n’avait pas fini d’en ajuster le col et les poignets quand la flottille d’automobiles s’était immobilisée au pied du perron. Il se trouve désormais au vingtième étage de la tour Ray, Vârânacî une tache brune recouverte de smog à ses pieds et le Gangâ une boucle d’argent terne au loin. Il n’y a toujours personne pour lui dire ce qu’il fiche ici.
Ces Chinois savent vraiment y faire, question tissu. Le col s’ajuste à merveille et les coutures sont à peine visibles.
Les portes de la salle de conférences s’ouvrent. Des avocats d’entreprise entrent en procession. Vishram se demande quel nom on donne à un groupe d’avocats d’entreprise. Une escroquerie ? Un enculage ? En bout de file, Marianna Fusco. Vishram Ray sent sa mâchoire inférieure se détendre d’un coup. Avant de s’asseoir en face de lui, Marianna lui adresse un minuscule sourire, très modéré par rapport à ce qu’on attendrait d’une personne avec qui a) on a eu une relation sexuelle de première classe et b) on s’est retrouvé mêlé à une émeute. Sous la table en teck, Vishram active son palmeur et tape un message à l’aveuglette.
MAIS QU’EST-CE QUE VOUS FOUTEZ LÀ ?
Le personnel ouvre maintenant les deux battants pour laisser entrer les membres du conseil d’administration.
JE VOUS AVAIS BIEN DIT QUE ÇA CONCERNAIT UNE ENTREPRISE FAMILIALE. Pour Vishram, la réponse de Marianna semble lui flotter sur la poitrine. Elle porte ce tailleur très beau et très pratique. Mais lui-même n’est pas si mal. Les banquiers et les représentants des coopératives de crédit et des grâmîns s’assoient. Les membres de ces banques de microcrédit rurales n’ont pour la plupart jamais accédé à un étage si élevé de leur vie. Alors que Vishram se sert calmement un verre d’eau de la main gauche et tape C’EST UN JEU ? de la droite, son père entre. Il porte un simple costume à col rond, sans autre concession à la mode que la longueur de sa veste, mais toutes les têtes se tournent vers lui. Son visage a une expression que Vishram n’a pas revue depuis son enfance, depuis l’époque où son père créait l’entreprise : la sérénité résolue d’un homme certain de bien agir. Il est suivi par son ombre, Shâstrî.