Выбрать главу

MUSST, avec TALV annonce le néon. Maintenant que tout le monde dispose d’une DJ aeai personnalisée pour lui concocter son propre mix, les boîtes de nuit mettent en avant leurs serveurs pour faire leur promotion. Il est trop tôt dans la semaine pour les salarymen en quête d’épouses, mais les filles sont là. Shiv se glisse sur son tabouret. Yogendra s’installe sur le siège derrière lui. Shiv pose le thermos d’ovaires sur le bar qui, avec son éclairage par en dessous, semble le transformer en une espèce d’artefact extraterrestre sorti d’un film de SF hollywoodien. Le barman Talv fait glisser sur le plan de plastique fluorescent une assiette en verre recouverte de pân. Shiv en prend qu’il roule contre la paroi interne de sa joue pour laisser le bhang infuser en lui.

« Où est Priyâ ?

— À l’arrière. »

Des filles en bottes, jupes courtes et hauts moulants en soie se rassemblent autour d’une table à l’endroit où commence le polychrome de la boîte de nuit. Au milieu, auréolé par les verres à cocktail, se tient un garçon de dix ans.

« Merde, des brâhmanes, fait Shiv.

— Contrairement aux apparences, il a l’âge légal, dit Talv en remplissant deux verres à l’aide d’un shaker qui ressemble dangereusement au précieux thermos en acier inoxydable de Shiv.

— Il y a des hommes bien, par ici, dit Shiv. Prêts à donner tout ce qu’elle veut à une femme : un bon foyer, de l’avenir – elle n’aura jamais besoin de travailler –, une bonne famille, des enfants et une bonne place dans la société. Au lieu de ça, elles s’accrochent à ce gamin de dix ans comme un veau à sa mamelle. Moi, je les abattrais tous. C’est contre nature. » Yogendra se sert en pân.

« Ce gosse pourrait acheter et revendre cet endroit dix fois. Et il tiendra encore la forme bien longtemps après que toi et moi serons partis aux ghâts. »

Le cocktail, frais, bleu, profond, chasse le pân rouge dans les profondeurs d’endroits secrets. Shiv balaye le club Musst du regard. Aucune de ses filles ne tournera les yeux vers lui, ce soir. Celles qui ne rient pas avec le brâhmane ne quittent pas des yeux la tivi intégrée à la table.

« Qu’est-ce qui les branche à ce point ?

— Un truc de mode, explique Talv. La venue de ce mannequin russe, un neutre, Youri ou quelque chose comme ça.

— Youli », rectifie Yogendra, les gencives rougies par le pân. Dans la lumière bleue, le collier de perles qu’il porte toujours noué autour du cou luit comme des âmes. Rouge, blanc, bleu. Sourire américain. Depuis que Shiv travaille avec lui, il l’a toujours vu porter ces perles.

« Eux aussi, je les abattrais, affirme Shiv. Des déviants. Je veux dire, bon, les brâhmanes, d’accord, ils déconnent avec les gènes, mais ce sont des hommes et des femmes.

— J’ai lu que les neutres cherchaient des moyens de se faire cloner, dit doucement Talv. Ils envisagent de payer des femmes normales pour qu’elles portent leurs enfants.

— Ah, ça, c’est vraiment dégoûtant », s’indigne Shiv, et quand il se retourne pour reposer son verre, il y a un morceau de papier sur le bleu lumineux du bar.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Ce qu’on appelle une addition, répond Talv.

— Pardon ? Depuis quand est-ce que je paye mes boissons, dans cet établissement ? »

Shiv déplie la note, jette un coup d’œil à la somme. Marque un temps d’arrêt.

« Non. Putain, c’est quoi cette histoire ? On ne veut plus me faire crédit, ici ? C’est ça le message : Shiv Faraji, on ne lui fait plus confiance ? »

Les filles qui regardaient la tivi lèvent les yeux en l’entendant hausser le ton, éclairées de bleu comme des petites devîs. Talv soupire. Puis Salman est là. C’est le propriétaire, et il a des relations que Shiv n’a pas. Shiv brandit l’addition comme s’il s’agissait d’un procès-verbal.

« Je disais à votre star ici présente…

— J’ai entendu des rumeurs sur votre solvabilité.

— Mon pote, je suis connu dans toute la ville. »

Salman pose un doigt froid sur le récipient froid.

« Votre production n’est plus aussi intéressante qu’avant.

— Il y a un connard qui vend moins cher que moi ? J’aurai ses couilles sur de la glace sèche…»

Salman secoue la tête.

« C’est un problème macroéconomique. De forces du marché, monsieur. »

Et le Musst Club Bar part en long zoom, si bien que ses murs et coins semblent s’éloigner brutalement de Shiv, à part la tête du brahmane, qui, énorme, gonflée, oscille à la manière d’un ballon coloré plein d’hélium dans un festival et se moque de lui comme un idiot en train de se balancer d’avant en arrière.

Certains voient au brouillard une couleur rouge. Pour Shiv, il a toujours été bleu. D’un bleu profond, intense, vibrant. Il saisit l’assiette de pân, la brise, plaque la main de Talv sur la surface du bar et lui place un long éclat de verre en guillotine sur le pouce.

« Voyons voir comment elle va manier le shaker sans ses pouces, la star du bar, crache Shiv.

— Allons, Shiv », dit Salman très lentement et d’un ton plein de remords, dans lequel Shiv reconnaît le sifflement du cobra, mais il voit bleu, tout bleu, d’un bleu frémissant. Une main sur son épaule. Yogendra.

« D’accord », dit Shiv sans regarder rien ni personne. Il laisse tomber le fragment de verre. Lève les mains. « Ça va.

— Je fermerai les yeux sur cet incident, dit Salman. Mais j’attends votre paiement, monsieur, un paiement intégral. Modalités standard.

— Bon, il se passe quelque chose de pas normal du tout, dit Shiv en reculant. Je vais découvrir quoi, et après je reviens pour que vous me présentiez vos excuses. »

Il renverse son tabouret d’un coup de pied, mais n’oublie pas d’emporter son récipient d’organes. Les filles le regardent enfin.

Le restaurant ayurvédique ferme à vingt heures précises, sa philosophie interdisant de manger plus tard. À ce qu’il voit de la ruelle, Shiv ne pense pas qu’il rouvrira. Il y a une camionnette de location, deux charrettes, trois tricycles de livraison et des gundas payés à l’heure qui forment la chaîne pour sortir des cartons par la porte. Occupé à démanteler les tables, Videsh, le maître d’hôtel, lève à peine les yeux quand Shiv déboule avec son boy. Mme Ovaire est dans son bureau, où elle trie le contenu du classeur. Shiv pose avec bruit le thermos sur le métal bosselé du meuble.

« Vous partez en voyage ?

— Un de mes petits gars est en ce moment même en route vers ton logement.

— J’ai été retenu. Pour affaires. J’ai un de ces machins, vous savez ? »

Shiv brandit son palmeur.

« Shiv, communications non sécurisées. Non. »

Mme Ovaire est une petite Kéralaise, grosse, presque globuleuse, avec une natte graisseuse qui lui descend jusqu’aux reins et qu’elle n’a pas libérée de ses liens depuis vingt ans. Elle est mère ayurvédique pour ses petits gars, qu’elle ne cesse d’alimenter en teintures et papiers de poudre. Ceux qui croient lui attribuent d’authentiques pouvoirs de guérison. Shiv transmet ce qu’elle lui donne à Yogendra, qui le revend aux touristes à la descente des bateaux. Le restaurant jouit d’une réputation internationale, surtout auprès des Allemands. Il est toujours bondé de Nord-Européens avec ces traits pâles et émaciés qu’on retire de trente jours de problèmes gastriques continuels.

Shiv dit : « Alors expliquez-moi pourquoi vous faites tout partir dans des charrettes et pourquoi d’un coup, ceci – son thermos lisse en acier inoxydable – contient la lèpre. »

Mme Ovaire confie quelques bilans à sa mallette en plastique. Pas de cuir, absolument rien d’animal. Les produits humains pour la consommation humaine : c’est dans la logique ayurvédique. Et cela inclut la thérapie par cellules souches embryonnaires.