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« Que sais-tu de la technologie des cellules souches non blastulaires ?

— Identique à notre technique de cellules souches fœtales, à cela près qu’elle peut faire croître des parties du corps à partir de n’importe quelle cellule humaine, et pas seulement à partir d’embryons. Sauf qu’ils n’arrivent pas à la faire fonctionner.

— Elle est parfaitement opérationnelle depuis ce matin onze heures. Heure d’hiver de New York. Ta bouteille thermos a maintenant davantage de valeur que son contenu. »

Shiv revoit le corps emporté par le courant. Il voit le sari de la femme remonter derrière elle. Il la voit, ouverte dans le faisceau des lampes, sur le plateau en émail bien propre de la clinique de chirurgie esthétique All-Asia Beauty. Shiv déteste le gaspillage. Il déteste surtout qu’un chirurgien inexpérimenté transforme en bain de sang un banal prélèvement d’organes.

« Il y aura toujours des gens incapables de se payer la technologie américaine. On est au Bhârat…

— Mon petit gars, tu connais la première règle des affaires ? Savoir sauver les meubles. J’ai des frais généraux énormes : médecins, coursiers, policiers, douaniers, politiciens, conseillers municipaux, tous tendent la main. Ça va s’écrouler. Je n’ai pas l’intention d’être dessous à ce moment-là.

— Où allez-vous ?

— Je ne vais sûrement pas te le dire. Si tu as un tant soit peu de jugeote, tu t’es diversifié depuis longtemps. »

Shiv n’a jamais pu se le permettre. À chaque étape de son voyage entre Chandî Bastî et ce restaurant ayurvédique, il a toujours eu un seul choix à faire. La moralité, c’était pour ceux qui ne vivaient pas à la bastî. Il a eu le choix, le soir où il a dévalisé la pharmacie. N’importe quel badmash pouvait se procurer un flingue, dans les années de la Séparation, mais Shiv Faraji tenait déjà à son style. Un styliste se sert d’un SUV Nissan, avec lequel il défonce le rideau de fer de la pharmacie. Sa sœur avait guéri de sa tuberculose. Les antibiotiques volés lui avaient sauvé la vie. Il avait fait ce que son père ne voulait, ne pouvait pas faire. Il leur avait montré ce que pouvait accomplir un homme courageux et déterminé. Il n’avait pas touché à une païsa de l’argent du pharmacien. Un râja ne prend que ce dont il a besoin. Il avait alors douze ans. Deux de moins que son lieutenant Yogendra. Chacune des étapes avait été la seule possible. Même chose maintenant que les ovaires lui filent entre les doigts. Une occasion se présentera à lui. Il la saisira. Il n’y en aura pas d’autres. La seule chose qu’il ne fera pas, c’est fuir. C’est sa ville.

Mme Ovaire rabat le couvercle de sa mallette.

« Rends-toi utile : passe-moi ton briquet. »

C’est un vieux modèle de l’armée américaine datant de l’époque où elle est allée au Pakistan. L’époque où les États-Unis expédiaient des soldats qui fumaient au lieu de machines. Mme Ovaire presse le briquet contre les papiers, qui s’enflamment.

« Je n’ai plus rien à faire ici, dit-elle. Merci pour ton travail. J’espère que tout ira bien pour toi, mais n’essaye en aucun cas de me contacter. On ne se reverra pas dans cette vie, alors adieu. »

Dans la voiture, Shiv branche la radio. Blabla. Tous ces DJ ne font que cela : blablater, comme si on ne pouvait les distinguer des aeais que par le flot perpétuel de conneries qui leur sort de la bouche. Un flot incessant de merde, comme le Gangâ. Un DJ, ça passe de la musique. De la musique que les gens veulent entendre, qui les fait se sentir bien, penser à quelqu’un de spécial ou pleurer.

Il s’appuie à la vitre. À la lueur du tableau de bord, il voit son visage en demi-profil, spectre derrière lequel passent les gens dans la rue. Mais c’est comme si chacune de ces personnes que recouvre son image prenait possession d’une partie de lui-même.

Foutu blabla.

« Où est-ce que tu me conduis, boy ?

— Aux duels. »

Il a raison. C’est le seul endroit où aller pour se remonter. Mais Shiv n’aime pas que le boy soit si proche, à le regarder, l’observer, à essayer de deviner ce qu’il va faire.

Duels ! Duels ! clignote l’affichage. Shiv descend les petites marches, rectifie ses manchettes, et l’odeur du sang, de l’argent, du bois brut et de l’adrénaline le cueille au sternum. Il aime cet endroit, le préfère à tout autre. Il jette un coup d’œil à la clientèle. Quelques nouveaux visages. Comme cette fille, au balcon, près de la rambarde, celle avec le nez persan, qui essaye d’avoir l’air très cool. Shiv croise son regard. Elle soutient le sien, un certain temps. Une autre fois. L’aboyeur annonce le combat suivant et Shiv gagne la table des bookmakers. Sur Sonarpur Road, des camions de pompiers éteignent un incendie allumé dans un meuble-classeur tandis que quelque chose ayant l’anatomie d’un garçon de dix ans, mais un appétit de deux fois cet âge, glisse ses doigts potelés vers le shakti yoni de sa nana et qu’une femme morte sans rapporter aucun profit dérive dans le Gangâ en direction du moksha, mais il y a là des gens, du mouvement, des lumières, la mort, le hasard, la peur, et une fille qui fait le tour de l’arène en exhibant une magnifique bête de combat, un chat tigré argenté. Shiv sort son portefeuille en crocodile de sa veste et étale des billets sur la table. Bleu. Il continue à voir ce bleu.

« Un lâkh de roupies », dit Bachchan. Après lesquelles il n’y en a pas d’autres, ni d’espoir d’en avoir d’autres. Le scribe de Bachchan recompte et enregistre la somme. Shiv s’installe à sa place près de l’arène et l’aboyeur crie duel ! duel ! La foule rugit et se lève et Shiv avec elle, se collant à la rambarde en bois pour dissimuler son érection. Puis il se retrouve à l’extérieur du grand bleu au moment où le microsabre argenté n’est plus que viande sur le sable et où le sattâ fourre dans sa sacoche en cuir les cent mille billets que Shiv lui a donnés. Il s’aperçoit que les sâdhus disent vrai : il y a une bénédiction à ne rien posséder.

Dans la voiture, il est pris de fou rire. Shiv se tape encore et encore la tête sur la vitre. Des larmes lui coulent sur le visage. Il arrive enfin à respirer. À parler.

« Emmène-moi chez Murfi », ordonne Shiv. Voilà qu’il a une faim de loup.

« Avec quoi ?

— Il y a de la monnaie dans la boîte à gants. »

Tea Lane, la ruelle du Thé, enferme ses fumées et miasmes sous le dôme de parapluies. Qui n’ont aucune utilité météorologique : Murfi prétend que le sien le protège de la lueur de la lune, qu’il trouve sinistre. Murfi prétend beaucoup de choses, en particulier sur son nom. Irlandais, affirme-t-il. Irlandais comme Sâdhu Patrick.

Tea Lane s’est développée pour servir les bâtisseurs de Rânâpur. Derrière les rangées de vendeurs de plats chauds, d’épices et de fruits, les salons de châï d’origine ouvrent leurs volets de bois sur la rue et répandent sur la route leurs tables de fer-blanc et leurs chaises pliantes. Par-dessus le léger vrombissement des réchauds à gaz et des radios à ressort diffusant Hindî Hits, des centaines de télévisions murales déversent en continu des dialogues de soapis. Dix mille calendriers de déesses de soapi sont punaisés aux murs.

Shiv se penche par la fenêtre pour compter quelques pièces de monnaie dans la main de singe de Murfi.

« Et quelques-uns de tes pakorâs-pizzas pour lui. » Shiv les apprécie autant que s’ils contenaient de la crotte de singe, mais dans l’imagination de Yogendra, ces pakorâs sont l’exemple même du casse-croûte occidental branché. « Murfijî, tu dis que tu ferais n’importe quoi en pakorâ. Essaye avec ça. »